Dès qu’on arrive à Yad Vashem, on a de grandes chances de l’apercevoir. Derrière son guichet d’accueil, Berthe Badehi est un pilier de l’institution. Cela fait plus de 20 ans qu’elle distribue plans et sourires aux visiteurs du monde entier. Visage avenant, regard vif, coquette mèche argentée qui dissimule judicieusement ses 88 printemps, elle leur raconte aussi son histoire, celle d’une Juive française, enfant cachée pendant la Shoah. Car avant toute chose, elle aime à témoigner, encore et toujours, avec la vigueur et la passion inébranlables de celle qui ne veut rien oublier.
Née Elzon, de parents originaires de Pologne, Berthe voit le jour à Lyon en 1932. Son père Itzhak était arrivé en France à 14 ans, en 1924, “pour fuir son propre père qui était très religieux”, explique-t-elle. Quelques années plus tard, il rencontre Sabina, une Polonaise de Kalisz envoyée en France par sa mère. Issus de familles juives observantes, tous deux ont tourné le dos à la pratique pour embrasser le communisme et la branche juive du MOI (Main d’Œuvre Immigrée), dont ils sont membres.
“Mes parents étaient non religieux, mais profondément juifs. On vivait parmi les Français, mais à la maison, on parlait yiddish. Mon père lisait le journal en yiddish, il refusait de parler un mot de polonais”.
Pendant que ses parents travaillent dans des ateliers juifs de confection, puis reprennent une affaire de dégraissage, Berthe va à l’école laïque. Son père et sa mère travaillent dur et délaissent son éducation aux bons soins de sa grand-mère maternelle venue s’installer chez eux. Malgré leur absence, Berthe dépeint une enfance harmonieuse, au sein d’une famille aisée, qui n’a jamais clamé sa judaïté, forte d’un nom - Elzon - dépourvu de toute consonance juive. Son premier souvenir d’antisémitisme remonte à 1940. La guerre a éclaté, Berthe a 8 ans. Sa maîtresse lance alors dans la classe : “on a la guerre à cause des Juifs”. Quand elle raconte cela à son père, un des rares alors à posséder une voiture, une Citroën, il lui rétorque en plaisantant : “On l’écrase ?”
En mai 1940, avec l’offensive allemande, Itzhak décide de quitter la France. Son but ? Rallier Bordeaux en voiture et embarquer par bateau pour l’Amérique ou l’Angleterre. Mais en ce printemps 1940, la France est sous le coup de l’exode. Des dizaines de milliers de personnes sont sur les routes : quand Berthe et ses parents arrivent à Bordeaux, les Allemands y sont déjà depuis longtemps. La famille rentre à Lyon. Entre temps, le 22 juin 1940, l’armistice a été signé et le 10 juillet 1940, le maréchal Pétain a pris la tête du Régime de Vichy.
Départ au Montcel
Très vite, arrivent les lois anti-juives. Dès le début 1941, des amis juifs communistes de la famille sont arrêtés et envoyés dans des camps d’internement français. “Les copains de Paris” qui ont pu prendre la fuite trouvent refuge à Lyon, chez les parents de Berthe, et se font l’écho de ces rumeurs de déportation des Juifs vers l’Europe de l’Est, et d’assassinats de masse. Dans son coin, la fillette entend. Et comprend. Elle a 9 ans. L’UJRE (l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide), une organisation juive née dans la Résistance dont Itzhak et Sabina Elzon font partie, demande à ses membres d’envoyer leurs enfants dans des endroits sûrs, pour les protéger des rafles et des arrestations, et permettre aux adultes d’organiser leur réseau clandestin.
“Fin décembre 1941, ma mère me prépare une valise. Le lendemain, un ami va m’emmener à la campagne, chez des paysans. Je n’ai posé aucune question. Je savais déjà qu’être juive n’était pas la meilleure chose au monde. Nous sommes partis pour Aix-les-Bains en train, puis avons pris l’autocar pour Montcel, un petit village de Savoie, à 10 kms d’Aix.”
Là, Berthe fait la connaissance de Marie Massonnat, une veuve qui vit avec ses 3 enfants : Marcel 20 ans, Francia 16 ans, et Valentine 12 ans en pensionnat à Aix.
Mais la fillette n’est pas au bout de ses surprises : son accompagnateur remet à sa sauveuse un certificat de baptême. Berthe n’était pas au courant que son père, fort de ses bons contacts avec les hommes de l’église adjacente à leur domicile, avait reçu du curé un certificat de baptême la concernant.
“Dès lors, je me suis fabriquée une nouvelle vie. J’ai commencé à raconter que j’étais catholique. Je savais qu’être juif était dangereux, et que si on me demandait de dire que j’étais catholique, c’était pour me protéger.”
Berthe, qui a eu la chance de ne changer ni de nom, ni de prénom, réinvente son passé. Elle vole un missel pour apprendre les prières, va à l’église le dimanche matin, et aux vêpres, le dimanche après-midi. Mme Massonnat sait qu’elle est juive, prévenue par l’organisation qui plaçait les enfants, mais ne l’a jamais contredite.
La peur au ventre
Berthe est heureuse au Montcel. Elle reçoit plus de tendresse de Mme Massonnat qu’elle n’en avait de son père et sa mère, et Marcel est devenu comme un grand frère.
Avec ses parents, elle communique au gré de quelques lettres. Ils ont fui leur maison en 1942, quand la Gestapo est venue chercher Itzhak ; leur affaire a été donnée en gérance à des non-Juifs. Très actifs au sein de l’UJRE - la mère de Berthe aidera à faire passer des dizaines d’enfants en Suisse, et son père fabriquera des faux-papiers et procurera des armes à leur réseau de Résistance - ils réussiront toutefois à traverser la guerre, se cachant là où on accepte de les garder.
Si Berthe a trouvé sa place dans son nouveau cadre, elle n’en vit pas moins la peur au ventre. Jusqu’en septembre 1943, la Savoie est sous le contrôle des Italiens. Puis avec la destitution de Mussolini, les Allemands pénètrent dans la région et la passent au crible, à la recherche de Juifs ou de jeunes réfractaires au STO. La fillette se sent traquée.
“J’avais peur que les Allemands ne voient sur mon visage que j’étais juive, mais je ne pouvais en parler à personne, puisque personne ne savait que j'étais juive. J’avais peur en permanence. Cela faisait très longtemps que nous n’étions plus des enfants. Nous n’avons pas eu d’enfance, nous avons tout de suite été confrontés à des situations auxquelles il fallait faire face.”
Malgré les Allemands et le danger qui s’intensifie, Berthe reste chez Mme Massonnat. En 1944, à 12 ans, elle souhaite faire sa communion solennelle, “avoir l’air d’une mariée”. Marie Massonnat la convainc d’attendre la fin de la guerre, imminente lui assure-t-elle, pour être avec ses parents. Une parade pour la dissuader, sans lui dévoiler qu’elle savait qu’elle était juive.
“C’était une vraie paysanne, elle marchait voûtée, les mains nouées derrière le dos ; une femme simple, mais dotée d’une intelligence instinctive.”
En mai 1944, la mère de Berthe qui n’a pas vu sa fille depuis décembre 1941, vient passer quelques jours chez Mme Massonnat, munie de faux papiers. Un matin, alors que les deux femmes écossent des petit pois dans la cuisine, une voiture rentre dans la cour. “A l’époque, les Allemands sont les seuls à posséder des véhicules”, précise Berthe. Deux Allemands en descendent. Marie Massonnat se précipite dans la cour pour leur faire barrage et ne pas leur laisser le temps de rentrer dans la maison. Ils recherchent un garçon du village, déserteur du STO, qui porte le nom de Marcel Mayan ; la ferme s’appelle la maison Mayan, du nom de la mère de Marie. Mme Massonnat ne perd pas son sang-froid. Elle leur explique qu’ils se trompent car en tant qu’orphelin de père, son fils Marcel est en charge de la ferme et n’a pas été envoyé au STO.
“Elle a réussi à empêcher les Allemands de rentrer. Sinon, ils auraient découvert ma mère. Et si moi j’avais l’air juive, ma mère avait l’air bien plus juive que moi. Sans parler de son terrible accent yiddish. Pour les Allemands, c’était suffisant, faux papiers ou pas. Nous aurions tous été arrêtés.”
Double libération : historique et personnelle
En septembre 1944, Lyon est libéré. Le père de Berthe vient la chercher en voiture. La fillette a du mal à quitter Mme Massonnat et ses enfants. Elle retrouve le chemin du collège et sa grand-mère, qui a traversé la guerre cachée dans un petit village en tant que sourde et muette. Ses parents retournent au travail et décident d’avoir un autre enfant : une petite sœur naîtra en 1946, 14 ans après son aînée. Pour les Elzon, la vie reprend, ou presque : après l’armistice, Itzhak et Sabina attendront des semaines à la gare, dans l’espoir de voir un proche rentrer. En vain. L’essentiel de la famille a été déporté.
Berthe ne perd pas contact avec Marie Massonnat et ses enfants. Au contraire. Elle y retourne passer les vacances scolaires. Marcel a épousé une jeune fille qui est devenue sa grande sœur. Le lien se renforce encore.
Après le lycée, elle commence à travailler dans l’affaire de ses parents. Puis, c’est la rencontre avec Ben Tsion Badehi, un Israélien d’origine yéménite.
“Un grand et beau garçon, brun, dont les parents étaient arrivés en Israël dans les années 1920 et qui, pour avoir fait ses études à Mikvé Israël, parlait français. Il était venu à Lyon étudier l’économie.”
Les jeunes gens se marient en 1952, Berthe a alors 20 ans. Ils partent s’installer à Jérusalem, en 1956 avec leur fils Pierre, âgé d’1 an. Une véritable libération pour la jeune femme. Car même après l’Armistice du 8 mai 1945, dans cette France de l’après-guerre où elle n’est plus contrainte de taire sa judaïté, l’enfant cachée devenue adulte, vivait encore dans l’angoisse.
“Je continuais à cacher mon identité. Je ne me suis sentie juive et libre, qu’en arrivant en Israël”.
Ses parents et sa jeune sœur lui emboîteront le pas et feront leur alyah en 1971.
En Israël, Berthe travaille dans la presse, puis ouvre une boutique de prêt-à-porter en 1981, qu’elle tiendra pendant plus de 12 ans. Installée depuis toujours à Jérusalem, elle ne sera pas épargnée par la vie. Elle perd successivement son mari en 1988, puis son père en 1989. Sa mère, elle, vivra jusqu’en 2012 : “elle avait toute sa vie menti sur son âge, mais en réalité, elle avait 104 ans”.
En 2002, Berthe essuie un autre drame. Au cœur de l’Intifada, des soldats israéliens sont pris au piège dans la Muqata. L’armée envoie des hommes pour les libérer. Officier en charge de l’opération, Gil, le petit-fils de Berthe, est en position dans le premier tank – il sera mortellement touché par un sniper arabe. Berthe, survivante du pire, est à nouveau confrontée à l'horreur. Et cette fois, la mort frappe. La douleur est multiple : la souffrance de voir la jeune génération partir et se dire qu'après toutes ces années, de jeunes âmes pleines de vigueur tombent encore. En ce mois d'avril, période des journées du souvenir en Israël – Yom Hashoah qui commémore l'héroïsme et l'Holocauste, et Yom Hazikaron qui honore la mémoire des soldats morts au combat - à quelques jours d'intervalle, le cœur de Berthe saigne deux fois.
Aujourd’hui, Berthe travaille pour Yad Vashem et gère la section de Jérusalem de l’association des enfants cachés Aloumim. Chaque premier mardi du mois, un groupe de parole est organisé.
“C’est l’occasion pour nous d’être ensemble, de partager. Nous avons toujours l’impression que les autres ne nous comprennent pas. Nous sommes restés meurtris, nos plaies ne se sont pas refermées”.
Et Berthe de revenir sur l’angoisse, la peur, les traces que laisse le fait d’avoir été caché. Si cette octogénaire en pleine forme possède un compte Facebook, elle n’y notera jamais aucune information personnelle, explique-t-elle.
Elle a su apaiser les démons du passé en ancrant leur mémoire dans le présent. Et vit son rôle d’hôtesse d’accueil à Yad Vashem comme une véritable mission : raconter de visu les affres d’une histoire “pas si ancienne et pourtant, bien souvent méconnue”.
Profondément juive, pas du tout religieuse, Berthe Badehi allume les bougies du Shabbat chaque vendredi soir, depuis qu’elle est en Israël, en souvenir de sa famille et de tous ceux qui sont partis pendant la Shoah.
Marie Massonnat s’est vue décerner la médaille de Juste parmi les Nations le 13 mars 1997, à titre posthume.