Sept petits nains colorés, pelle, pioche ou lanterne en main, avancent joyeusement en file indienne sur un tronc d’arbre. Deux oiseaux les surplombent, l’air tout aussi innocent. Un joli croquis d’enfant, pourrait-on penser initialement. A ceci près, qu’au moment de sa composition, le 8 mars 1941, son jeune auteur traverse une période d’intense détresse émotionnelle.
Dans la Bruxelles de la Seconde Guerre mondiale, Henri Kichka - le père du célèbre dessinateur et caricaturiste Michel Kichka – subit les lourds décrets et restrictions imposés aux Juifs de Belgique. L’adolescent trouve refuge dans les contes de fées. Son dessin intitulé « Les 7 nains » est une émanation directe du film « Blanche-Neige » des studios Walt Disney, qui a abreuvé les écrans en 1937.
A quinze ans, le jeune homme a déjà vécu son lot de traumatismes. Né à Bruxelles en 1926, il est le fils aîné d’immigrants polonais, et le grand frère de Berthe et Nicha. Après l’invasion allemande de la Belgique, en mai 1940, la famille fuit en Haute-Garonne, dans le sud de la France. Les Kichka sont arrêtés en septembre par la police française, incarcérés dans un camp pour réfugiés à Agde, avant d’être envoyés au camp d’internement de Rivesaltes, d’où ils seront libérés grâce à une parente de Paris. Ils rentrent à Bruxelles. C’est là que le jeune Henri puise son réconfort dans les contes et le dessin. Eliad Moreh-Rosenberg, directrice du département d'art de la division des musées de Yad Vashem, à l’origine de la nouvelle exposition du Musée d’art qui présente ce croquis, explique :
« L'expression artistique permet à Henri Kichka de se réfugier dans son imaginaire en cette période d'anxiété et de persécution. Il réalise ce dessin après avoir perdu tous ses repères ».
La conservatrice décèle l’engouement du jeune garçon pour le monde de la BD : « Les couleurs utilisées révèlent l’attrait de l‘adolescent pour les personnages de dessins animés. Une admiration qu’il transmettra à son fils, après la guerre ». Car si le père Henri, doué pour le dessin auquel il s’adonnait à ses heures perdues, n’en a jamais fait son activité principale, le fils Michel a repris le flambeau, sans doute inspiré pour avoir baigné enfant dans cet univers.
Un dessin, témoin des jours heureux
« Cette œuvre d’Henri Kichka réalisée sous l’occupation et les persécutions illustre encore l’innocence, quand tout va bien, quand la famille est encore là », précise Eliad Moreh-Rosenberg.
S’il ne le sait pas encore, le jeune adolescent va très vite voir son univers se disloquer. Et perdre toute sa famille. En août 1942, sa sœur Berthe, un an de moins que lui, est déportée du camp de Malines vers Auschwitz, où elle périra. Un mois plus tard, les autres membres de la famille sont arrêtés par la Gestapo et envoyés vers les camps de Malines et Cosel. Là, Henri et son père Josek sont séparés des femmes (la mère Chana, la jeune sœur Nicha et la tante Esther d’Henri), déportées et exterminées à Auschwitz. Henri et son père sont transférés au camp de Sakrau, en travaux forcés, pour poser des voies ferrées. En janvier 1945, ils partent pour une Marche de la mort vers Gross-Rosen, puis pour Buchenwald, où Josek périra.
Libéré de Buchenwald le 11 avril 1945, Henri est rapatrié en Belgique en mai 1945. Souffrant de la turberculose, du typhus, de la gale et de malnutrition, il passe une année dans un sanatorium à Bruxelles, puis une année en orphelinat, la majorité étant à 21 ans à l'époque. Henri Kichka est le seul survivant de sa famille. Quand il retourne dans l'appartement familial, son ancien voisin lui remet une valise. Le père d'Henri lui avait confiée. Elle contenait quelques objets et des documents qu’il comptait récupérer à son retour. Parmi ces documents : des dessins réalisés par le jeune Henri, dont celui des 7 nains, symbole du foyer, de la maison perdue.
Après la guerre, il rencontre Lucia et fonde avec elle une nouvelle famille. Le croquis revient à sa fille aînée Hanna, puis au fils de cette dernière, Yaron. C’est à lui qu’Henri Kichka dédicace : « Pour Yaron, de la part de son pépé ». Le dessin sera ensuite accroché dans la chambre des enfants de Yaron. Une première fois contacté par Yad Vashem, Yaron refusera de s’en séparer. Puis, quelques années plus tard, après une conférence d’un professionnel des Archives du mémorial qui explique l’importance de conserver les œuvres de la Shoah pour les préserver de la dégradation, le petit-fils d’Henri Kichka fait don du dessin à Yad vashem, dans le cadre de l’intiative « Rassembler les fragments ». « Ce dessin m’était particulièrement cher, mais j’ai compris que pour le conserver, je devais m’en séparer et le confier à Yad Vashem », expliquera-t-il à la conservatrice Eliad Moreh-Rosenberg.