L’histoire de Charlotte Salomon, peintre d’origine allemande réfugiée en France dans les années 1940, est de celles qui bouleversent, bousculent, tout autant qu’elles fascinent. Un parcours jonché de drames personnels qui se fondent dans la turpitude d’un monde à l’agonie, en ces temps de Seconde guerre mondiale. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le regard vif et lucide, posé par l’artiste sur la société allemande alors que le pire se dessine en Europe. Comment cette jeune femme d’une vingtaine d’années s’est-elle appliquée à dessiner avec autant de justesse la montée du nazisme et la nuit de Cristal, événement lourd de conséquences, pour elle, à titre personnel, mais aussi pour la grande histoire.
Au commencement de la vie de Charlotte, il y a cette malédiction familiale. Née en 1917, dans une famille juive aisée de Berlin, Charlotte est la descendante d’une lignée maternelle dont les membres se donnent la mort sur 3 générations. Sa mère - alors qu’elle n’a même pas 9 ans, sa tante Charlotte dont elle porte le prénom, son grand-oncle, “marié avec une dot”, son arrière-grand-mère, surveillée pendant 8 ans par 2 infirmières, le cousin de sa mère. Quand sa grand-mère se défenestre sous ses yeux, et signe le sixième suicide de la famille, Charlotte ressent au plus profond d’elle-même “la même prédisposition au désespoir et à la mort”. Mais s’y refuse :
“Mon Dieu, surtout ne me laisse pas devenir folle !”
Elle décide de tenir tête à la folie meurtrière qui a décimé ses proches. Pour exorciser ses démons, elle se lance dans la création de son œuvre maîtresse, Vie ? Ou Théâtre ?, une compilation de 781 gouaches, sur les près de 1 300 réalisées en l’espace de 18 mois, entre 1940 et 1942. Un roman graphique en quelque sorte, conçu comme une bande dessinée. Ou, comme elle le définit elle-même, Ein Singespiel, une opérette, car elle y inclut des passages musicaux.
Charlotte Salomon vit alors à Villefranche, dans le sud de la France. Installée au bord de la mer, elle peint, à partir des 3 couleurs primaires, des gouaches d’une ironie mordante. Des calques viennent parfois agrémenter ses dessins tantôt comiques, tantôt tragiques. Animée par l’urgence, la frénésie, comme si elle sentait une mort imminente, Charlotte met en texte et parfois en musique, sa vie, et celle de sa famille. L’action se passe entre 1913 et 1940. Une autobiographie sans concession, pour se refuser à la tradition familiale et choisir la vie. Avant que les ambitions hitlériennes ne viennent lui donner la mort.
Un étonnant travail de reconstitution
Etonnamment, Charlotte avait tout gardé en mémoire. Quand elle couche sur le papier le boycott antijuif du mois d'avril 1933, alors qu’elle surplombe la mer méditerranéenne, elle est capable de rédiger une annonce du journal nazi Der Stürmer, plus vraie que nature :
“Boycottez les Juifs ! Qui achète chez un Juif est lui-même un porc.”
Elle peint l’ascension du nazisme avec un regard cru et mature. Sa gouache reproduit les rangs impeccables de l’armée allemande, l’énorme drapeau porté en étendard frappé de la croix gammée, et en arrière-plan, une ville qui sombre dans le gris pour devenir l’ombre d’elle-même. “Elle a la lucidité et l’intelligence des personnes solitaires”, explique Eliad Moreh-Rosenberg, directrice du Département d’art de Yad Vashem :
“Fille unique d’une mère dépressive et d’un père chirurgien happé par son métier, élevée par sa gouvernante, elle est livrée à elle-même depuis l’enfance. Et surtout, elle baigne dans un milieu culturel très élevé.”
Après la mort de sa mère, son père se remarie avec la cantatrice lyrique Paula Lindberg. Le couple fréquente alors l’élite intellectuelle allemande, reçoit régulièrement. Petite, Charlotte côtoie l’intelligentsia artistique, des compositeurs, des écrivains. “Elle s’amusait à faire les lacets d’Albert Einstein, toujours un peu tête en l’air”, pointe Eliad Moreh-Rosenberg, “cela donne une idée des fréquentations de la famille”.
A ces contacts, Charlotte se forge une opinion, un sens critique. Celle que l’on décrit comme renfermée, timide, effacée, développe alors une faculté d’observation qui va aiguiser son regard sur le monde et attiser son bouillonnement intérieur.
Elle peint le monde extérieur et le sien. Sans cesse, son œuvre oscille entre les deux. En cette année 1933, Paula qui prend les traits de Paulinka dans Vie ? Ou théâtre ?, se fait huer sur scène et n’a plus le droit de se produire devant un public aryen. Le père de Charlotte, éminent chirurgien, professeur à l’université, est évincé de l’hôpital. Puis Charlotte ne veut plus retourner à l’école et décide de faire du dessin. Avec un sens de l’autodérision inhabituel, elle se croque en étudiante laborieuse, besogneuse, peu douée. Elle sera toutefois admise à l’Académie des Beaux-Arts, qui préfèrera remettre le 1er Prix qu’elle mérite, à la jolie Barbara, modèle aryen blond aux yeux bleus, par peur du scandale.
En ce milieu des années 1930, pour les parents de Charlotte, Hitler est un fou, et toute cette mascarade va bientôt passer. La nuit de Cristal va changer la donne. Ils vont alors comprendre que le danger n’est pas passager.
Un réveil brutal
Charlotte date une gouache du 9 novembre 1938, qu’elle rédige sous forme d’annonce du journal berlinois national-socialiste, Der Angriff :
“Lâche assassinat perpétré par un Juif en embuscade à l’étranger… C’est le dernier acte ignominieux de la puissance de Judas. Le peuple allemand se vengera. Hommes et femmes allemands : c’en est maintenant fini de notre indulgence envers la puissance mondiale et criminelle des Juifs !”
Dans la nuit du 9 au 10 novembre, quand éclate le pogrom de la nuit de Cristal, Charlotte est chez elle. Ses dessins racontent la foule qui se précipite sur les commerce juifs, l’engouement exprimé par les drapeaux, la liesse combinée à la violence. Eliad Moreh-Rosenberg remarque :
“C’est intéressant de voir la façon dont elle utilise les coloris, toute l’image est verte-brune, c’est littéralement la peste brune.”
La directrice du Département d’art de Yad Vashem poursuit : “Ce qui saisit, aussi, c’est sa capacité à rapporter, dans le style, comment les événements ont été relatés dans les journaux, puis à plonger dans le détail au sein de la cellule familiale.”
Et de fait, Charlotte alterne entre le ton officiel des slogans antisémites : “Mort aux Juifs ! Prenez tout ce que vous pouvez !”, et le parler de l’intimité du foyer. Elle fait dire à Paulinka, s’adressant à son mari : “Tu vas tout de suite aller à l’hôpital, mon petit lapin, je vais te chercher ton petit manteau, te chercher ton petit bonnet”, alors que la bonne enjoint son maître à se cacher, car “on a déjà embarqué la moitié des Juifs de la ville”.
Sur la gouache suivante, des hommes arrivent, sans visage, qui viennent arrêter le père de Charlotte. Ils intiment avec véhémence : “Inutile de résister”, et l’embarquent pour le camp de Sachsenhausen, conséquence directe de la nuit de Cristal.
Charlotte est présente, observe en retrait, enregistre. Pragmatique, Paula agit. Mi-mère, mi-matrone, elle prend les choses en main et va tout mettre en œuvre pour faire libérer son mari :
“A quoi me sert mon charme, si ce n’est à convaincre des gens de toutes sortes”.
Le domicile familial est sous tension. Charlotte se dispute avec sa belle-mère et sort de la maison. S’en suit un dessin dans lequel elle livre un dialogue avec elle-même : elle refuse de rentrer chez elle, pense aller dans un café, “mais voilà, c’est partout marqué : ‘ici l’entrée est interdite aux Juifs’”.
“Cette scène illustre bien la tragédie au quotidien”, explique Eliad Moreh-Rosenberg, “Charlotte est confrontée à des événements dramatiques, on arrête les Juifs, on les frappe, les commerces sont pillés, son père est arrêté, mais elle est aussi en proie à son histoire personnelle, commune à toutes les jeunes filles de son âge qui se disputent avec leur mère à l’adolescence, connaissent leurs premiers émois amoureux. D’un côté, elle ne veut pas rentrer chez elle, mais de l’autre, les cafés sont interdits aux Juifs. Elle est rattrapée par l’histoire, déchirée entre ses problèmes personnels et les problèmes extérieurs du contexte antisémite.”
Le regard de l’artiste
Pendant ce temps, le père de Charlotte est interné au camp de Sachsenhausen. Charlotte peint avec une telle justesse, une telle acuité - comme si elle avait assisté à la scène - cette éminence de la médecine, astreinte à de durs travaux physiques, torturée par un chef de camp aux airs sadiques : “Ici, on ne se tourne pas les pouces”. Et la directrice du Musée d’art de la Shoah de Yad Vashem de poursuivre :
“En quelques traits, ce dessin exprime aussi le complexe d'infériorité de cette brute qui n’a jamais fait d’études, face à un professeur qu’il peut humilier. Charlotte dessine son père petit, voûté, amaigri, face à une masse dominante, avec, toujours ces tons de bruns”.
Grâce à Paula, le père de Charlotte rentre du camp. Une réception est donnée au foyer, que Charlotte intitule “Les Juifs allemands”. Quelques semaines après la nuit de Cristal, ces derniers n’ont guère d’alternative. Ils doivent partir, fuir. Charlotte décrit une réception mondaine, les hautes sphères juives berlinoises sur le qui-vive, chacun tellement préoccupé par sa situation personnelle, “qu’ils donnent l’impression d’une basse-cour”.
Le père de Charlotte explique qu’il commence par faire partir sa fille. Un couple a décidé de faire route pour l’Australie. D’autres sont en partance pour les Etats-Unis “pour y devenir le plus grand sculpteur du monde”, ou “le plus grand chanteur du monde”.
Une fois encore, Charlotte se moque avec tendresse de ses personnages. Vie ? Ou Théâtre ? Elle ne répond jamais à la question. On se plonge dans son ouvrage, tantôt comme dans un journal intime, tantôt comme dans un livre d’histoire. L’auteur réussit le tour de force de retranscrire une réalité poignante, un destin hors-du-commun avec un humour féroce, sans concession, via un décryptage aguerri des événements.
En décembre 1938, elle part à Villefranche-sur-Mer, dans la région de Nice, où elle rejoint ses grands-parents.
C’est là, entre une grand-mère suicidaire et un grand-père amer qui la verrait bien en femme de chambre, qu’elle découvre soudain le lourd héritage familial qui pèse sur elle, et choisit la peinture pour conjurer la mort. Elle l’explique elle-même, en épilogue, avec un détachement éloquent : “Après tous ces drames familiaux, Charlotte resta seule avec ce qu’elle avait vécu et un pinceau. Cependant, à la longue, même pour une créature y étant ‘prédisposée’, une vie aussi sombre ne pouvait être supportable. Elle se vit donc placée devant ce choix : mettre fin à ses jours ou bien entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier.”
Charlotte Salomon mettra un point final à son œuvre magistrale dans le courant de l’année 1942. Elle avait vaincu ses démons. Avant d’être rattrapée par l’histoire. Dans une lettre adressée à Amadeus Daberlohn :
”J’étais animée du sentiment “de pouvoir, de devoir dire quelque chose aux gens et d’avoir le droit de le faire… J’allais mieux… Mais tout a changé. Monsieur Hitler s’était donné pour mission d’exterminer tous les Juifs d’Europe…”
Charlotte sera arrêtée sur dénonciation en septembre 1943, puis assassinée à son arrivée à Auschwitz, le 10 octobre. Le jour de sa mort, enceinte de 5 mois, elle portait en elle la vie.