Introduction
IntroductionLe cours présenté ici traite de la prière et de sa signification pendant la Shoah.
Prier signifie consacrer du temps au dialogue avec Dieu, méditer. La prière signifie, d'une part, que l’homme reconnaît Dieu comme puissance suprême et, d'autre part, qu’il lui fait part d’une demande personnelle, ce qui reflète la proximité de l'homme avec Dieu. C'est l’occasion pour l'individu d'exprimer ses espoirs, ses difficultés et sa gratitude. La prière est un besoin humain de se connecter à une puissance supérieure à nous-même. Cette relation peut apporter soutien, sens et résilience, et permet même d’exprimer ses griefs et ses chagrins.
Nous nous intéresserons ici au monde de la prière pendant la Shoah vu par les Juifs de l'époque, et nous nous demanderons comment la réalité pendant la Shoah a affecté leur monde spirituel ? Les prières reflétaient-elles les difficultés de la vie, le libre arbitre et la souffrance ? Qu'est-ce que les Juifs voulaient exprimer dans leurs prières pendant la Shoah ? Ces prières étaient-elles caractérisées par un renouveau ou par l'adhésion à la tradition ?
Chacun prie à sa façon. Dans les moments de joie et certainement dans les moments de détresse, beaucoup sont ceux qui se tournent vers une puissance supérieure et prient. Lorsqu'un Juif prie à la manière de ses ancêtres, tout comme l’ont fait de nombreuses générations avant lui, la prière souligne sa place en tant que maillon dans l'histoire juive et son appartenance à cette communauté. Dans la Bible, la prière individuelle apparaît à diverses reprises, comme lorsque Hannah prie pour avoir un fils ou Daniel dans la fosse aux lions.
La tradition juive introduit la personne dans un cadre cyclique de prières quotidiennes, dans lesquelles l’individu tente de se déconnecter de sa routine pour s'élever et se connecter avec quelque chose de supérieur. Mais qu’arrive-t-il à cette personne lorsque cette routine s’effondre, et que le mode de vie auquel elle était habituée se désintègre complètement ?
Pendant la Shoah, alors que la condition humaine avait atteint des extrêmes sans précédent, le fossé entre la prière traditionnelle et les besoins du moment se creuse : beaucoup ont été contraints de prier sans livre de prières, ce qui a rendu difficile la tenue d’offices de façon régulière et dans leur intégralité. A l'époque où les Juifs étaient prisonniers dans les camps, vint s’ajouter la difficulté de pouvoir consacrer du temps à la prière. Dans de nombreux cas, malgré les difficultés auxquelles ils devaient faire face, l'observance des prières leur a donné un extraordinaire sentiment d'inspiration et de sainteté. Faire confiance à une puissance supérieure et à la puissance de la prière, même si le rapport de l’individu changeait à la lumière de la dure réalité, fortifiait la personne en ces temps difficiles. La routine que représentait la prière a donné à ceux qui y ont eu recours une source d'espoir et de pérennité.
La prière n’est authentique que si l’on prend conscience que l'âme de l’homme prie continuellement. Elle s’envole, sans cesse, accolée à son bien aimé1. Cependant, aux heures de prière2, la prière perpétuelle de l'âme se révèle dans la réalité. C’est là, la finesse, la délicatesse, l'éclat et la noblesse de la prière qui, pareille à une rose, éclot et expose ses magnifiques pétales devant la rosée ou les rayons du soleil qui les inondent par sa lumière. Ainsi il est dit dans le Talmud: « Pourvu que l’homme prie durant toute sa journée! » (Traité Berahot 21a)
La prière exige de l'âme qu’elle remplisse son rôle. Lorsque des jours et des années passent sans que l’homme ne prie avec ferveur, de nombreux débris s'amoncellent dans son cœur, ils se manifestent par un sentiment de pesanteur spirituelle. Mais lorsque la ferveur revient, la prière retrouve sa place comme un cadeau venu du ciel. A chaque prière, ces obstacles disparaissent et les nombreux barrages qui entravent le flux de la rivière de l'âme de la vie s’effacent. Lors de cette élévation spirituelle, renforcée à chaque prière, les imperfections accumulées dans le passé sont éliminées. Cette lacune n’est pas comblée en une fois, mais c’est progressivement que l'âme se guérit et que la lumière de la prière dévoile son éclat.
La prière constitue l’idéal de tous les mondes. L’ensemble de la création aspire vers la source de sa vie. Chaque plante, chaque arbuste, chaque grain de sable, toutes les mottes de terre, tout ce qui vit, les plus petits êtres comme les plus grands, les cieux et les chérubins, aussi bien les plus infimes parties de chaque créature que l’ensemble de la création, tous vibrent, espèrent et désirent ardemment se rattacher à leur origine si élevée, si pure, si sainte et puissante. C’est l’homme qui constamment s’imprègne de toute cette frénésie et par cela s'élève par de saintes aspirations. Tous ces éminents souhaits se révèlent dans la prière, qui, comme une onde lumineuse, se propage librement et vigoureusement dans les vastes étendues, s’exprimant par de saints murmures. L’homme élève par sa prière l’ensemble de l’univers, unissant toutes les créatures, il hisse la totalité du monde vers la source de la bénédiction, vers la source de la vie.
- expression inspirée du Cantique des cantiques (8:5) symbolisant le lien entre le peuple d'Israël et Dieu comme la relation de deux fiancés.
- l’homme juif est tenu de prier trois fois par jour a des moments précis (au lever du jour, au milieu de la journée, après la tombée de la nuit).
Rabbin Abraham Isaac HaCohen Kook, L'ordre de la prière, pp. 11-13
- La prière dont parle le rabbin Kook est-elle similaire à la prière telle que nous la connaissons d'après les Sidourim, les livres de prière ?
- Est-ce que cela correspond à la perception accoutumée du concept de la prière ?
- De quel concept le rabbin Kook parle-il ?
Le but de la lecture de ce passage est de permettre aux élèves une discussion initiale portant sur leur monde intérieur et de meix saisir le concept de la prière. Le Rabbin Kook se réfère ici à l'essence de la prière, à son côté spirituel. Il voit la prière comme une révélation extérieure de l'état perpétuellement caché de l'âme. Car l'âme aspire toujours à la source de sa vie - à la perfection divine infinie. Selon le rabbin Kook, notre réalité est intrinsèquement limitée et l’acte de prière permet de transcender les limites et de permettre à l'âme de « remplir » sa « fonction ».
Origines et caractéristiques de la prière
Origines et caractéristiques de la prièreא וַתִּתְפַּלֵּל חַנָּה, וַתֹּאמַר, עָלַץ לִבִּי בַּיהוָה, רָמָה קַרְנִי בַּיהוָה; רָחַב פִּי עַל-אוֹיְבַי, כִּי שָׂמַחְתִּי בִּישׁוּעָתֶךָ. ב אֵין-קָדוֹשׁ כַּיהוָה, כִּי אֵין בִּלְתֶּךָ; וְאֵין צוּר, כֵּאלֹהֵינוּ. ג אַל-תַּרְבּוּ תְדַבְּרוּ גְּבֹהָה גְבֹהָה, יֵצֵא עָתָק מִפִּיכֶם: כִּי אֵל דֵּעוֹת יְהוָה, ולא (וְלוֹ) נִתְכְּנוּ עוללות (שמואל א', פרק ב')
1 Et Hanna se mit à prier, et elle dit : Mon cœur se délecte en l'Eternel, mon front s'est relevé grâce au Seigneur ; je puis ouvrir la bouche en face de mes ennemis, car j'ai à me réjouir, Seigneur, de Ton assistance. 2 Nul n'est saint comme l'Eternel, nul ne l'est que Toi seul ! Aucune Puissance n'égale notre Dieu. 3 Cessez, cessez vos paroles arrogantes, les bravades qui s'exhalent de votre bouche ; car Il dispose de toute science, l'Eternel, et toute œuvre lui est facile. (Samuel I Chapitre 2)
Il existe de nombreuses lois relatives à la prière, mais il n'est pas clair si la Torah nous impose le commandement de prier. À ce sujet, Maïmonide et Nahmanide sont partagés :
- Dans son Traité sur la prière (Hilkhot tefila 1 : 1-3), Maïmonide affirme que le commandement de la prière est obligatoire selon la Torah, comme il est écrit : « servant (Dieu) de tout votre cœur ». Les sages ont commenté : « quel est ce service du cœur ? C’est la prière ». Mais la Torah ne fixe ni le nombre des prières journalières, ni leur forme, ni le moment de la journée où elles sont récitées.
- A l'inverse, Nahmanide déclare que « certainement toute la question de la prière n'est absolument obligatoire, mais c'est une bonté. » Selon lui, il n'y a aucune obligation de prier et la prière est un acte spontané initié par un individu. Mais il faut savoir, malgré l'opinion de Nahmanide, que les actes significatifs du monde spirituel ont une place prépondérante dans la halacha, la loi juive. Nahmanide était au courant de la difficulté que recelait son approche et a donc ajouté : « Et c’est un commandement lorsque des malheurs s'abattent sur la communauté d'implorer D. avec des pleurs et des prières…C'est un commandement en temps de détresse de croire qu'Il entendra nos prières, et qu'Il nous sauve de la détresse de par nos prières et nos pleurs. » Réserves émises par Nachmanide sur le Livre des commandements, VIII.
Cela signifie qu'il n'y a aucune obligation de prier de façon routinière, mais seulement dans les moments de trouble et de détresse. La mitsva est considérée comme étant un besoin personnel ou public. Selon Nahmanide, le respect de ce commandement naît d'une détresse qui évoque un besoin, et ce besoin témoigne que l’homme en est conscient.
Nahmanide croit que la prière est un acte de bonté de Dieu et que l'homme doit faire face à l'adversité de manière spirituelle. Le point de discorde entre Maïmonide et Nahmanide concerne l’observance d’un commandement qui vient de la Torah - doit-on l’observer tous les jours ou uniquement en cas de besoin ?
Les difficultés pour prier dans cette nouvelle réalité
Les difficultés pour prier dans cette nouvelle réalitéAvec la conquête de la Pologne en septembre 1939, les Juifs ont été rassemblés dans les villes et de nombreuses restrictions leur ont été imposées. Au cours des mois suivants, des ghettos ont été établis afin de les isoler de la population locale. Les cadres communautaires, leurs membres et institutions étaient impuissants et en pleine détresse, les membres de la communauté devaient affronter des conditions de vie extrêmement pénibles, la mort, la famine, la maladie, les travaux forcés et le surpeuplement. La communauté a réagi aux réalités de la vie de diverses manières, y compris par la tentative de maintenir un style de vie religieux et d'adhérer aux valeurs traditionnelles.
Haim Aharon Kaplan était éducateur et directeur d'une école hébraïque à Varsovie. Il a tenu un journal détaillé, écrit à l'origine en hébreu. En plus de documenter sa vie et ses difficultés en tant qu'individu, H.A. Kaplan décrit longuement l'histoire de la communauté de Varsovie. Son journal de guerre commence le jour où les Allemands envahissent la Pologne, le 1er septembre 1939, et se termine le 4 août 1942, quelques jours avant sa déportation à Treblinka. Le journal est l'un des rares documents originaux qui relate les années de la domination nazie en Pologne.
12 août 1940, veille du 9 du mois de Av*
En ces temps redoutables, les prières publiques sont interdites. Toute personne coupable d'un tel crime est condamnée à une peine sévère. Dans un sens, cela est considéré comme une sorte de sabotage et celui qui est accusé de sabotage risque sa vie. Mais cela ne nous effraie pas…En secret, dans des pièces reculées et sombres, les synagogues étant fermées, nous avons prié le Dieu d'Israël comme le faisaient les marranes au XVème siècle... Nous avons choisi des pièces reculées, dont les fenêtres donnaient sur les cours intérieures, et c'est là qu'en murmurant, ils ont exhalé leurs supplications devant le Dieu d'Israël. Cette fois-ci, il n'y avait ni chantre ni chœurs, rien que des prières chuchotées. Mais ce sont des prières qui viennent du fond du cœur, il est possible aussi de pleurer en secret et les larmes ne sont pas taries.
La prière en public en des temps dangereux est assimilée à un élément interdit. Toute personne prise en « flagrant délit » risque une grave peine… malgré cela, nous ne nous interdisons pas d’aller dans « notre lieu de vie ». Les Juifs vont prier dans une pièce reculée, les volets et les fenêtres fermés, et aucun lieu de prière ne sera déserté, sans la « Kedoucha » et le « Barehou »…
*Commémoration de la destruction du premier Temple en 586 avant l’ère chrétienne sous Nabuchodonosor, et du second Temple, en 70 de notre ère par les romains sous Titus.
Chaim A. Kaplan, Chronique d'une agonie, p 228
- Quelles sont, en temps normal, les fonctions de la synagogue pour la communauté juive? Pourquoi H.A. Kaplan appelle la synagogue « notre lieu de vie » ?
- Pourquoi, malgré les décrets et le danger évident, les gens s'efforcent-ils de maintenir la tradition de la prière en commun ?
La synagogue, en plus d'être un lieu physique de prière, sert de centre communautaire. La synagogue répond aux besoins spirituels du public et ancre l'individu dans la vie sociale. C'est un lieu où le commandement personnel de se tenir devant D.ieu est publiquement validé et qui offre un cadre pour la mise en œuvre de la mitsva. La référence à la synagogue comme lieu de vie explique l'insistance d'une partie du public à adhérer à l'observance de la prière, même si cet acte met sa vie en danger. Existe-t-il un danger encore plus grand que celui que constitue la menace pour la vie que représentent les nazis.
14 octobre 1940
On raconte que dans une des congrégations réunies le jour de Kippour, celui qui devait conduire la prière arriva, revêtit son costume et se préparait déjà à conduire son pauvre et, misérable peuple dans la Néilah dernier office de Kippour quand un jeune garçon l'interrompit tout en apportant la nouvelle de la création du ghetto. Aussitôt, ce juif renonça à la Néilah, et retourna s'asseoir. Il n'est plus possible de prier quand se ferment ''les Portes de la Grâce''. Pourquoi Dieu ne nous apporte-t-Il pas Son aide et Son secours dans ces temps de malheur?* Même si nous disions comme Isaïe, « un jour de malheur et de dureté, et de perplexité », nous ne disons rien encore de la nature de « ces jours d'atrocités » Rien de semblable ne s'est jamais produit depuis le jour où ; il y a quarante ans, je suis venu vivre à Varsovie. La rage des vainqueurs et celle de notre Dieu sont répandues sur nous. Certains jours, il m'arrivait de me dire que les mots d'Isaïe n'étaient que des mots. Aujourd'hui, je sais que sa cruelle prophétie est pleinement réalisée.
*L'ordre de construire le ghetto à Varsovie fut diffusé par la radio allemande dans les rues du « quartier juif-zone d'épidémie » par des voitures munies de haut-parleurs, le jour de Kippour, à midi, juste avant sa publication officielle.
Chaim A. Kaplan, Chronique d'une agonie, p 263
De quelle crise Haim Aharon Kaplan parle-t-il ici ?
HA. Kaplan relate ici une histoire dont lui-même ne sait pas si elle est vraie, mais voit en fait l'existence d'un tel discours dans le ghetto comme l'expression d'une crise par rapport à la prière. La crise n'est bien sûr pas au niveau physique mais dans l'esprit du fidèle. Une question se pose ici, celle de la sincérité de la foi requise dans une telle situation. Ce discours exprime la difficulté à accepter la nouvelle réalité et à y faire face, et comment exploiter les outils spirituels - la prière - dans cette réalité brisée. La routine n’est plus, la prière peut-elle apporter une réponse dans une réalité qui en elle-même exprime peut-être une déconnexion entre l'homme et son Créateur ?
Le Traité Berahot fait référence au statut de la prière, à l'état d'esprit souhaité pendant la prière : « On ne prie ni par tristesse, ni par paresse, ni par lassitude, ni dans le cadre d’une conversation, ni par frivolité, ni par oisiveté, mais par la joie du commandement ».
La référence des rabbins à la difficulté de prier dans une réalité aussi difficile peut être analysée dans un sermon donné par le rabbin Klonimos Shapira, lors du Shabbat Shouva en 1942, dans le ghetto de Varsovie :
Chabbat durant le kidouch j'ai fait la remarque suivante : « J'aurais pensé qu'en des temps aussi troublés que ceux-ci, quand Roch Hachana viendrait, les prières du peuple juif feront du bruit, et les effusions du cœur jailliraient comme un torrent d'eau. Mais bien que nous ayons confiance en D. que nos prières ont été efficaces, tout le monde peut voir qu'avant la guerre, nos prières étaient plus fortes et plus passionnées et faites avec une plus grande effusion de cœur que les prières prononcées pendant Roch Hachana cette année. C'est simplement parce que nos corps sont tellement affaiblis et que les Juifs n'ont plus de force. Mais, en plus, nous observons qu'en général Roch Hachana et Chabbat Chouva, le chabbat du repentir, on ne voit aucun enthousiasme dans la prière comme c’était précédemment. » [Maintenant que j'écris ceci, je peux ajouter que d'autres m'ont dit qu'ils étaient d'accord : ils l'ont aussi remarqué.]
Qu'est-ce qui a causé cela ? Premièrement…Quand une personne prie et que ses prières sont exaucées, ses prières ultérieures sont encore plus fortes et stimulées par une plus grande passion. Mais quand il prie et voit ensuite que non seulement ses prières ne sont pas exaucées mais que ses problèmes augmentent, que le Miséricordieux nous protège, le cœur d'une personne tombe et il ne peut pas se réveiller à la prière passionnée. La deuxième raison est, comme nous l'avons déjà dit, pour que tout arrive vraiment, que ce soit pour la foi et pour la joie, il faut que la personne y croit et se réjouira pour expérimenter la foi et la joie - mais quand la personne a été complétement détruite et anéantie, là il ne reste plus personne pour se réjouir. Cependant, le roi David a dit (Psaumes 130: 1): « Des profondeurs de l’abîme , j'ai invoqué Dieu. » Autrement dit, j'ai appelé non seulement à partir de l’abîme, mais à partir des profondeurs de l’abîme. Bien que je T'ai invoqué lorsque je suis tombé dans les profondeurs de l’abîme, et non seulement je n'ai pas reçu de réponse et de secours, mais j'ai plongé encore plus dans les bas-fonds de l’abîme - néanmoins, je me renforce et je T'invoque à nouveau.
Rav Kalonymus Kalman Shapira, Le Feu Sacré, Jason Aronson, Inc., p. 230
- Quelles sont les deux réponses que le rabbin Shapira donne sur l'affaiblissement de la prière des Juifs dans le ghetto de Varsovie ?
- Quelle est la différence essentielle entre les deux réponses ?
La prière en temps de détresse
La prière en temps de détressePrimo Levi décrit dans son livre Les naufragés et les rescapés :
Je dois cependant avouer que j'ai éprouvé (et de nouveau une seule fois) la tentation de céder, de chercher refuge dans la prière. Ce fut en octobre 1944, à l'unique moment où il m'est arrivé de percevoir avec lucidité l'imminence de la mort : quand, nu et comprimé entre mes camarades nus, ma fiche personnelle en main, j'attendais de défiler devant la « commission » qui, d'un coup d'œil, allait décider si je devais aller aussitôt dans la chambre à gaz ou si, au contraire, j'étais assez vigoureux pour travailler encore. Pendant un instant j'ai éprouvé le besoin de demander un secours et un asile, puis, malgré l'angoisse, la maîtrise de soi l'a emporté : on ne change pas les règles du jeu à la fin de la partie ni lorsqu'on est perdant. Une prière faite dans ces conditions aurait été non seulement absurde… mais blasphématoire, obscène, chargée de la pire impiété dont un non-croyant soit capable. Je chassai cette tentation : je savais qu'autrement, si j'avais survécu j'aurais dû en rougir.
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, éditions Arcades Gallimard p142-143
Questions
- Quelle est l'opinion de Primo Levi sur la prière et pourquoi ?
- Quel pouvoir la prière a-t-elle chez Primo Levi ?
- Comment, à votre avis, la décision de ne pas prier a-t-elle affecté Primo Levi ? Va-t-elle le désespérer ou le fortifier ?
Dans son témoignage, Primo Levi met l’accent sur le monde spirituel de l'homme. Les Allemands ont pris à l'homme juif presque tous les types de libertés, sauf celle de l'âme et de l'esprit. Levi, s'appuyant sur son monde conscient et spirituel, reste fidèle à lui-même et réalise ainsi un grand acte de liberté - la liberté de pensée.
Il y avait ceux qui, avant la Shoah, n'avaient pas l'habitude de prier, et précisément pendant la Shoah, en ressentaient parfois le besoin. Qu'est-ce qui les a motivés à le faire ?
Michael Zilberger nous parle de Janusz Korczak :
« Quelques jours avant Roch Hachana 5752, Janusz Korczak est venu chez nous et a eu une seule idée en tête – je devais l’aider à organiser une prière à l'orphelinat [...] Il vit ma surprise et me répondit : « En ces temps, il est important d'instituer la prière dans l'orphelinat. Les prières peuvent amener les gens à l'exaltation de l'esprit en ces jours amers. » En quelques jours tout était prêt. J'ai trouvé un chantre, les enfants ont préparé la salle ... ils ont obtenu une arche et un rideau et deux rouleaux de la Torah [...] Tout le temps de la prière, Korczak [...] était debout dans le coin avec un mahzor, un livre de prière, traduit en polonais [...] il était entièrement plongé dans la prière […]. Personne ne bougeait. Même les enfants semblaient rester collés à leurs sièges... »
Michael Zilberger, Journal du ghetto de Varsovie, p 34
Questions :
- Qu'est-ce que Korczak a trouvé dans la prière ?
- Selon vous, à quels besoins a-t-elle répondu pour lui ?
Changement dans les prières au vu de la réalité
Changement dans les prières au vu de la réalitéLes Sages ont établi des prières qu’il est interdit de modifier. Cependant, il fut possible d'insérer dans la prière établie, à certains endroits, des prières individuelles, issues du cœur du fidèle. Pendant la Shoah, les Juifs ont souvent ressenti le besoin de composer des prières personnelles qui exprimaient leurs sentiments et leurs requêtes dans la difficile réalité dans laquelle ils se trouvaient. Bien que la plupart des fidèles aient essayé de continuer à prier comme ils en avaient l’habitude, certains ont parfois essayé de composer une nouvelle prière qui exprimerait leur détresse.
Avant de manger du Hametz, dire ce qui suit avec intention et dévotion:
"אבינו שבשמים הנה גלוי וידוע לפניך שרצוננו לעשות רצונך ולחג את חג הפסח באכילת מצה ובשמירת איסור חמץ אך על זאת דאבה לבנו שהשעבוד מעכב אותנו ואנחנו נמצאים בסכנת נפשות הננו מוכנים ומזומנים לקיים מצוותך וחי בהם ולא שימות בהם, ולהיזהר מאוד. הישמר לך ושמור נפשך מאוד. על כן תפילתנו לך שתחיינו ותקיימנו ותגאלנו במהרה לשמור חוקיך ולעשות רצונך בלבב שלם, אמן".
Notre Père qui est aux cieux, il est clair que nous voulons faire Ta volonté et célébrer Pessah en mangeant de la matsa et en respectant l'interdiction du Hametz. Cependant, c'est avec le cœur lourd que notre esclavage nous en empêche et nous mets en danger. Nous sommes prêts et désireux d'accomplir Ton commandement « Et tu vivras par eux » [les commandements] et de ne pas mourir par eux, d'observer l'avertissement « Prend garde et préserve ton âme ». Par conséquent, notre prière est que Tu nous maintiennes en vie, que Tu nous soutiennes, que Tu nous délivres rapidement afin que nous puissions observer Tes lois et faire Ta volonté pour Te servir de tout notre cœur. Amen.
Questions:
- Qu'exprime cette prière ?
- Que peut-on apprendre de cette prière rédigée à l’époque ?
« Le ghetto de Telz se trouvait dans le pire quartier de la ville. La plupart des gens vivaient dans des maisons délabrées, sans fenêtres, sans granges ni étables, dans la mousse, le froid et la saleté. La plupart des habitants du ghetto étaient des femmes, car les hommes avaient déjà été déportés. Roch Hachana arriva. Les femmes se sont rassemblées dans la vieille synagogue. Dans cette partie de la ville pour les prières des fêtes, il n'y avait presque pas de mahzorim et de sidourim, ni personne pour officier. Tout le monde attendait ...
Et soudain, il y eut une voix : ברכו את ה' המבורך ) Bénissez l’Eternel, celui qui est béni !); et la foule répondit ברוך ה' המבורך לעולם ועד (Béni soit l’Eternel, celui qui est béni , pour l’éternité !). ; et la foule répondit ברוך ה' המבורך לעולם ועד. A la place de l’officiant se tenait une jeune fille qui priait oralement, paragraphe par paragraphe, dans une mélodie appropriée à cette fête. Comme un vrai chantre, et la foule a chanté avec elle. La fille a également soufflé le shofar ; elle pressa ses mains sur sa bouche en forme de shofar et fit des sons de tekia, shevarim, teroua… ».
Hassia Gring Goldberg, Livre de Telz.
Questions:
- Le témoignage disait : « Tout le monde attendait... » Que pensez-vous que les femmes attendaient ?
- Que peut-on apprendre du passage sur la place de la prière dans la dure réalité de la vie du ghetto ?
Ce témoignage traite de la question de la continuité de la vie à travers l'existence continue des prières. La prière était un événement majeur qui brisait la routine et avait en fait deux fonctions. L'une, accomplir une action familière de la vie d'avant-guerre, malgré les écarts relatés dans le témoignage – une assemblée composée de femmes, une femme chantre, soufflant dans un shofar imaginaire et plus encore. Le deuxième niveau est le rôle réconfortant de la prière : le contraste entre la description de la vie dans le ghetto - les maisons délabrées, le fait que la plupart des gens ont été depuis longtemps déportés du ghetto vers un destin inconnu, le froid et la saleté d’une part et d’autre part, la prière émouvante et le fait que « la foule a chanté avec elle », et qui a constitué pour les gens du ghetto un peu comme un appel au secours, pour le salut, pour l'espoir.
La prière pendant la Shoah à travers l'art
La prière pendant la Shoah à travers l'artVoici une peinture de Felix Nussbaum – Contemplez l'œuvre et répondez aux questions suivantes:
- L'artiste représente des personnages en train de prier ; quelles sont les choses inhabituelles que l'on peut voir ?
- Quels sont les sentiments ressentis en observant ce tableau ?
- Selon vous, pourquoi ne voit-on pas les visages ou la physionomie des fidèles ?
- Pourquoi l'artiste a-t-il choisi de peindre ce sujet ?
Felix Nussbaum, membre d'une famille assimilée, a étudié les arts à Hambourg et à Berlin, en Allemagne. Il s'installe en Belgique et en 1940, lors l'invasion allemande, il est fait prisonnier et envoyé au camp de Saint-Cyprien dans le sud de la France. En septembre de la même année, il s'enfuit du camp et retourne en Belgique. Dans les années 1942 - 1944, il vit avec sa femme dans diverses cachettes à Bruxelles, mais suite à une dénonciation, le couple est arrêté et déporté à Auschwitz où il est assassiné. Le tableau que vous avez devant vous, « La synagogue du camp », a été peint par Nussbaum en 1941 dans un camp en France.
Il convient d'attirer l'attention des élèves sur les contrastes que nous voyons dans cette œuvre : les châles de prière revêtus dans le mauvais sens, le contraste entre les personnages et la toile de fond et le fait que le peintre a cherché à refléter une réalité dans laquelle tous les éléments familiers et connus ne sont plus. Les personnages sont représentés en prière et les châles de prière les enveloppent complètement - on ne voit ni leurs corps ni leurs visages, il semble qu'il n'y ait aucun corps sous les châles de prière, ils semblent planer et donner une apparence détachée et irréelle. Le personnage de droite est séparé du groupe mais semblable à celui-ci, portant également son talith, son châle de prière, mais contrairement aux autres personnages, il semble indécis quant à son appartenance à la communauté des fidèles.
Quand tout ce qui est familier et connu n'existe plus, même la prière, rituel essentiel de la vie religieuse quotidienne, ne pouvait plus avoir lieu comme par le passé. En raison de la réalité contraignante de l'époque, il était difficile de réunir un quorum ou de trouver un lieu de culte. L'arrière-plan de l'image met l'accent sur les particularités de cette prière, le caractère religieux des prisonniers en tant que fidèles s'intensifie.
Il est possible que Felix Nussbaum ait choisi le sujet de la prière comme expression de sa confrontation avec les questions qui se posent pendant la Shoah concernant son identité juive.
Conclusion
ConclusionPendant la Shoah, le Juif a été arraché de chez lui, de son environnement immédiat, de sa routine et de tout ce qui lui était familier, envoyé d'abord dans les ghettos puis dans les camps. De ce fait, son identité est devenue plus confuse - les divers décrets ont restreint la liberté d'action de chacun, notamment la capacité de préserver un mode de vie selon la loi juive. Nous avons ici consacré du temps à la prière, avons réfléchi à sa signification et sa place pendant la Shoah : les difficultés physiques et mentales de l'homme à se tenir devant Dieu, ainsi que la nécessité de prier, malgré l’énorme risque impliqué.
Nous terminerons avec les remarques du rabbin Kook sur la prière. Il considère la prière comme un facteur de guérison grâce auquel on peut transcender la réalité et acquérir une liberté intérieure qui agit et influence sur la réalité extérieure.
La prière est pour nous et pour le monde entier un impératif absolu, mais en même temps le plaisir le plus légitime de tous les plaisirs. Les ondes de l'âme émergent, nous aspirons à une perfection que la réalité présente ne saurait nous apporter. Ainsi nous sombrons dans une détresse si grande que nous frisons la folie et le blasphème (impiété). Mais, avant que ce sentiment ne s’installe en nous, nous prions. Nous épanchons nos paroles et nous nous élevons vers une réalité parfaite, de la plus haute perfection. Par ce biais, notre monde intérieur atteint lui aussi la perfection, notre esprit s’apaise et comme notre jugement intérieur influence la réalité, car il en est partie intégrante, il apporte au monde entier du mérite, ce qui fait pencher le jugement divin à son avantage.
abbin Abraham Isaac HaCohen Kook, L'ordre de la prière, pp. 11-13