Le 27 mars 1942, à 17h, un train part de la gare du Bourget située à une dizaine de kilomètres au Nord de Paris. A son bord, 565 Juifs qui quittent le camp de Drancy. Premier arrêt : Compiègne. Dans ces wagons de voyageurs 3e classe, s’entassent alors 550 Juifs internés jusque-là à Royallieu. Au total, le contingent s’élève à 1 112 hommes. Ils ont faim, sont sales, épuisés, inquiets, mais animés par un vent d’espoir : fini la crasse, la surpopulation, l’inaction, nous allons enfin travailler, pensent-ils. Ils espèrent quitter l’enfer, ils vont trouver la mort. Le premier convoi de déportation de France arrive à Auschwitz le 30 mars 1942 à 5h33. La fin du voyage pour la majorité des passagers. Trois ont réussi à s'évader. Trente-deux survivront au camp d'extermination et feront le trajet en sens inverse, à la Libération.
Outre une poignée appréhendée à Belfort, les Juifs du convoi 1 parti de France ont été arrêtés lors de deux rafles parisiennes de 1941 : la rafle du XIe arrondissement en août et la rafle des notables en décembre. Avant cela, avait eu lieu la rafle du Billet vert, le 12 mai 1941, qui avait conduit à l’arrestation de 3 747 Juifs étrangers de l’Est de la capitale, convoqués pour des contrôles d’identité dans les commissariats de police. Ils sont alors envoyés dans les camps d'internement du Loiret (Beaune-la-Rolande et Pithiviers), avant d'être déportés à Auschwitz par les convois 4, 5 et 6.
Des rafles de représailles
Mais en ce mois d’août 1941, la méthode est plus subversive. Tôt, le matin du 20 août, des barrages de police sont installés un peu partout dans le XIe arrondissement de Paris. Les entrées des stations de métro du quartier sont bouclées et des agents patrouillent tout le quartier. Sur ordre des autorités allemandes, la police française interpelle 3 022 Juifs, étrangers et français, sans consulter le gouvernement à Vichy. Motif invoqué : la lutte contre les actions des communistes, suite à l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie, le 22 juin 1941.
Les arrestations s'étalent sur plusieurs jours et sont menées dans différents quartiers parisiens. Le 21 août, 609 autres Juifs sont arrêtés, dont 50 avocats français, appréhendés à leur domicile. Le 22 août, les bus partent pour Drancy avec des prisonniers ayant passé la nuit dans des commissariats et d’autres arrêtés fortuitement dans les rues, les cafés, les restaurants et autres lieux publics. Arrivés dans l’enceinte du camp, les passagers doivent attendre deux à trois heures avant de descendre des bus. Au total, la coopération de la Gestapo et de la police française conduit à l’arrestation de 4 230 hommes Juifs, dont 1 300 citoyens français. Ils sont internés à Drancy dont ils font « l’ouverture », avec pour tout bagage les vêtements qu'ils ont sur eux.
Au mois de décembre, survient la rafle des notables qui s’inscrit, elle aussi, dans une logique de représailles : l’attaque de la Résistance française perpétrée le 11 novembre à l'encontre de soldats allemands et l'explosion de bureaux allemands le 7 décembre. Si on ne sait comment a été organisé le choix des Juifs à arrêter, la plupart sont issus de la bourgeoisie française, des notables, avocats, médecins, dentistes ou autres professions libérales, à l’origine du nom de cette rafle. Mais pas uniquement. D’autres proviennent de milieux modestes. "Ce sont surtout des gens qui vivaient paisiblement", note Serge Klarsfeld.
Ce 12 décembre 1941, plus de 700 Juifs français sont arrêtés par quelque 400 policiers allemands parfois accompagnés d’agents français, chez eux pour la plupart, mais aussi une cinquantaine, dans la rue. Les arrestations en elles-mêmes se déroulent avec certains égards. Puis, les raflés sont conduits à l’Ecole militaire, où la brutalité des traitements commence : ils sont jetés sans ménagement dans le manège du "Commandant Bossus", sans avoir pu boire, ni faire leurs besoins, et doivent se coucher à même le sol.
Les Allemands avaient pour objectif de rafler un millier de Juifs. Ils en ont arrêté 743. Pour "faire l’appoint", le SS-Hauptsturmführer Theodor Dannecker, chef du service antijuif de la Gestapo en France, envoie 11 autobus à Drancy qui ramènent 300 Juifs étrangers et quelques Français. Vers minuit, les deux groupes se retrouvent à la Gare du Nord. Ils embarquent pour Compiègne où leur train s’immobilise, en pleine nuit. Il est 2 heures du matin. Quatre kilomètres restent à franchir pour rallier le camp de Royallieu : ils se parcourent à pieds, dans l’obscurité, à coups de crosse pour ceux qui ne marchent pas assez vite.
Les camps de la mort lente
Dans la cité de la Muette de Drancy, antichambre française avant la déportation vers l’Est, les internés sont sciemment affamés. Entre août et décembre 1941, on veut punir ces prisonniers arrêtés en représailles : on les prive, assez pour les faire souffrir, mais pas trop pour ne pas les laisser mourir trop vite. Le même traitement est reproduit à Compiègne entre décembre 1941 et mars 1942. D’où l’expression de "camps de la mort lente".
A la faim, viennent s’ajouter le froid, la vermine, les poux et les interminables appels. Les hommes ne travaillent pas, mais sont soumis aux brimades, aux coups, aux humiliations physiques. Ils meurent par dizaines. La situation s’éternise jusqu’au mois de mars.
Qu’ils soient internés à Drancy, administré par la police française jusqu’à ce que les Allemands en prennent le contrôle en juin 1943, ou Compiègne, le Frontstalag 22, seul camp allemand de zone occupée, la vie est inhumaine pour les prisonniers.
Pour ces Juifs de France, bourgeois ou issus des classes modestes, nés à Paris ou y vivant depuis des années, habitués à un certain confort, ce changement de condition est radical et totalement inattendu.
Alors que les rafles ne devaient cibler que des hommes de 18 à 55 ans, beaucoup sont plus âgés. Selon un recensement, Compiègne compte en janvier 1942 : 93 prisonniers entre 60 et 65 ans, 119 entre 55 et 59 ans, 719 entre 21 et 54 et 44 entre 16 et 20 ans. Parmi eux : 460 sont des Français d’origine et 250 ont été naturalisés français.
Derniers raflés, premiers déportés
La déportation d'un premier convoi de 1 000 Juifs internés dans les camps français est évoquée dès le mois de décembre 1941. Le manque de matériel nécessaire, les vacances des soldats pour les fêtes de fin d’année, la déportation des Juifs allemands repoussent le projet. L’autorisation de départ est envoyée par Adolf Eichmann le 1er mars 1942.
Les moins de 18 et les plus 55 ans ne font pas partie du premier convoi. La déportation ne doit inclure que des hommes aptes au travail, de nationalité française, apatrides, ou des citoyens des pays occupés par les Allemands. On libère certains conjoints d’aryens et transfère de Compiègne à Drancy les plus malades et ceux déclarés inaptes.
Au total, 547 prisonniers de Royallieu sont sommés de préparer leurs maigres affaires. Ils n’ont presque rien à emporter, à Compiègne, très peu ont pu recevoir des colis. La sélection s’est effectuée dans l’après-midi du 26 mars, au cours d’un appel, interminable, de plusieurs heures. Le départ est prévu le lendemain.
Le camp de Compiègne ne comprenant pas les 1 000 Juifs requis pour le premier convoi, on complète une fois de plus le contingent avec des internés de Drancy. Dix autobus viendront transporter 565 hommes du camp d’internement vers la gare du Bourget. Chacun peut prendre un sac, avec interdiction formelle d'apporter des objets en métal, à l'exception d'une cuillère. L'ordre est donné de fouiller minutieusement les prisonniers. Selon un rapport du Consistoire israélite central, la tâche est effectuée de façon scandaleuse, les objets sont confisqués par plaisir et avec violence. Deux jours plus tôt, on avait rasé la tête des futurs déportés.
Les hommes passent ensuite la nuit à 100 dans des chambres qu’il leur est interdit de quitter. Un seau par pièce pour les besoins. L'appel pour le départ commence à 4h du matin et s'éternise jusqu'à 8h. A 14h, les passagers sont conduits en autobus à la gare du Bourget-Drancy et embarqués dans des wagons de troisième classe. Le convoi 1 parti de France est le seul train de voyageurs. Par la suite, les déportations vers l’Est s’effectueront en wagons à bestiaux. C'est également le seul train, avec le convoi 2, à arriver sur la rampe à proximité immédiate de l'entrée du camp d'Auschwitz I.
Drancy, 27 mars 1942 à 17h – Auschwitz, 30 mars 1942 à 5h33
Ce 27 mars 1942, le soleil est radieux. Des dizaines de femmes sont venues au départ, à Drancy comme à Compiègne, certaines réussiront à sauver leurs maris au dernier moment.
Au camp de Royallieu, le rassemblement commence à 14h. Les hommes sont debout, dans la cour, avec leurs ballots. A 17h, ils refont en sens inverse le chemin parcouru dans la nuit du 12 au 13 décembre jusqu’à la gare de Compiègne.
Au même moment, à 17h, le Convoi 1 parti de France quitte Drancy. Il s’arrête à Compiègne à 18h40, embarque les 547 détenus de Royallieu et repart à 19h40. Le train, escorté par Theodor Dannecker en personne, arrive à Auschwitz le 30 mars 1942 à 5h33. Un voyage de trois jours, particulièrement pénible.
A leur arrivée, les passagers sont accueillis par des Sonderkommandos qui leur ordonnent de manger le peu de nourriture qu’il leur reste ou de leur remettre : une fois descendus du train, tous leurs biens seront confisqués.
Les 1 112 Juifs de ce premier convoi sont tous sélectionnés pour les travaux forcés et tatoués des numéros 27533 à 28644. A Auschwitz, la mortalité est terrible. En mars 1942, les chambres à gaz n’existent pas encore dans ce camp d’extermination, mais devenus de la main d’œuvre exploitable et exploitée, ces Juifs de France, dont la majorité n’est pas rompue aux travaux physiques, ne survivent pas longtemps : 73% des hommes du Convoi 1 meurent en 6 semaines, et 91% au cours des trois premiers mois, entre avril et août 1942. Selon Serge Klarsfeld, on dénombrait 32 rescapés en 1945.