Le mois d’avril 1936 sonne le début de la Grande Révolte en Palestine mandataire : les Arabes réclament la fin du Mandat britannique. On redoute alors que pour les apaiser, les Britanniques ne ferment bientôt les frontières de la Terre d'Israël aux immigrants juifs. En réponse, la planification de l'immigration juive depuis l'Allemagne s’intensifie. En quelques jours, le Dr Aaron Walter Lindenstrauss, directeur du Bureau de l'immigration pour Eretz Israel à Berlin, organise le départ de quelque 700 Juifs allemands en Palestine. La plupart sont membres de mouvements de jeunesse, mais le convoi compte également 300 adultes et familles. Vu l’urgence de la situation, la décision du départ et les préparatifs se font dans la précipitation. Les immigrants ont à peine le temps de dire au revoir à leurs proches et de préparer leurs bagages. Certains d'entre eux n'apprendront l’annonce de leur départ pour la Terre promise que quelques heures avant de monter dans le train.
Ce 1er septembre 1936, le quai de la gare ferroviaire d’Anhalt, à Berlin, grouille de monde. Des dizaines de proches et connaissances sont venus faire leurs adieux aux voyageurs. Dans les wagons spécialement affrétés pour l’occasion, embarquent environ 300 Juifs allemands, soit le plus grand groupe de jeunes immigrants qui ait jamais quitté l'Allemagne pour Eretz Israel. Destination : Marseille, sur la côte méditerranéenne. En chemin, le train fait plusieurs haltes. A chaque entrée en gare, montent de nouveaux passagers.
Le reporter et photographe Herbert Sonnenfeld fait partie du convoi, au départ de Berlin. Il consigne par écrit ses impressions de voyage et publie son carnet de bord sous forme d’article dans le journal sioniste allemand "Yiddish Rondschau", le 11 septembre 1936. Extrait :
“Au départ, l’ambiance est morose. Quelques adolescentes pleurent.
Dans une gare du sud de l'Allemagne, un couple de parents attend leur fille, qui est dans le train. Cela fait un an qu’elle est absente de chez elle. Les yeux usés de la mère parcourent les wagons, de long en large - mais étrangement, le père baisse les siens. Il a peur de ne pas reconnaître sa fille. La dernière fois qu’il l’a vue, c’était il y a dix ans, puis il est devenu aveugle à la suite d'une blessure de guerre. Désormais, il a recouvré la vue, grâce à un traitement médical. Il réussira à voir sa fille pendant 4 minutes, puis, il ne la reverra plus pendant longtemps. Cela ressemble à un passage de roman. Eh bien, la vie écrit parfois de tels romans.
Au bout d'un moment, certains des passagers commencent à chanter et à sortir leurs instruments de musique. Comme si le mauvais sort s’était dissipé. Quand le train arrive à Halle, le moral est au beau fixe. Tout le monde connaît déjà tout le monde, pourtant, deux heures de route à peine se sont écoulées.
Les passagers proviennent de toute l'Allemagne et essaient de communiquer entre eux en hébreu, dans toute une variété d'accents. L'hébreu avec un accent saxon a un son spécial.
De vives discussions s’entament sur les questions d'immigration, la question arabe, l'avenir. Quand on est jeune, tout problème semble avoir une solution. Les passagers s’emploient à planifier le moindre détail de leur futur quotidien, de l'idéologie du kibboutz à la question des vêtements de travail appropriés.
A chaque gare, montent de nouveaux venus - beaucoup se connaissent des périodes de Hachshara (formation agricole des mouvements de jeunesse). Et à chaque gare, le même spectacle : la tristesse et la douleur de ceux qui restent, l'excitation de ceux qui partent. Chaque voyageur laisse derrière lui des parents, des amis et des souvenirs d'enfance.
Quand les temps ici, en Allemagne, deviendront difficiles, nos amis, eux, seront déjà bien installés en Terre d'Israël.”
Egalement dans le train, Lucie Zobel a écrit :
“Beaucoup d'immigrants n'ont su que quelques jours avant l'alyah qu'ils devaient quitter l'Allemagne si rapidement. Leur départ s’est préparé dans une extrême urgence, une vive tension et d’importants efforts. Certains ont dû vendre leur propriété, d’autres se séparer de leurs familles.*
Il leur a fallu beaucoup de courage, d'énergie et de détermination pour y parvenir.”
Des passagers de tous âges
Dans une gare située près de la frontière franco-allemande, juste avant de sortir d’Allemagne, les envoyés de l'Agence juive ont attendu et distribué aux voyageurs leurs visas d'immigration.
Quand le train arrive en gare de Marseille, il compte, à son bord, quelque 700 immigrés juifs. Ces derniers embarquent sur le “Patria” qui quitte Marseille le 2 septembre 1936. Après une escale à Trieste en Italie, le navire arrive au port de Haïfa le 8 septembre. Les passagers ont été légalement enregistrés par le Département de l'Immigration de l'Agence Juive pour Israël. Le groupe consiste en 733 immigrants, 26 citoyens britanniques d’Israël de retour d’un voyage en Allemagne, et 9 passagers doté d’un visa touriste. Il est possible que ces derniers ne soient pas retournés en Allemagne, et soient restés clandestinement dans le pays, en tant qu'immigrants illégaux.
La plupart des passagers sont membres de mouvements de jeunesse sionistes, des jeunes gens d’une vingtaine d’années, mais pas seulement. Le groupe compte également des couples, des familles, des jeunes enfants de 1 à 4 ans et des personnes âgées de plus de 70 ans.
Ralph Strauss, devenu par la suite Rafael Nir, est l’un des passagers. Il est né en Allemagne en 1930 d’un père qui a servi pendant la Première Guerre mondiale en tant que médecin militaire. En 1933, avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler, la famille décide de s'exiler. Le père vend sa clinique et la famille prend son mal en patience, jusqu'à ce qu'elle apprenne l’organisation du convoi des 700 passagers, auquel elle se joint. En Israël, Rafael Nir deviendra un linguiste de premier plan et professeur au Département de communication et de journalisme au sein de l'Université hébraïque de Jérusalem et dans d'autres institutions universitaires.
Epilogue
Le Dr Aaron Walter Lindenstrauss, qui a organisé le convoi des Sept Cents, immigrera à son tour en Israël en 1939. Vingt-deux ans plus tard, il témoignera au procès Eichmann de ses activités pour l'immigration juive d'Allemagne et d'Autriche. Son fils deviendra l’ancien juge et contrôleur d'État Micha Lindenstrauss.
Après cette traversée, le “Patria” continuera de naviguer entre Marseille et Haïfa. Jusqu’en novembre 1940 : alors qu’il est ancré dans le port de Haïfa, les Britanniques y font monter des immigrants illégaux qu’ils ont arrêtés, pour les déporter vers des camps de détention à l’île Maurice. Pour tenter d'empêcher l'expulsion, les résistants juifs placent un engin explosif au fond du navire. Mais l'explosion causera plus de dégâts que prévu, faisant couler le "Patria" et provoquant la mort de quelque 250 immigrants illégaux sur les 1 900 qui se trouvaient à bord.