Le 31 août 1942, Laura-Johana Stark est déportée de Vienne en Biélorussie où elle trouve la mort. Le même jour, en France, Arpad Bogyansky est déporté de Drancy à Auschwitz, où il est assassiné. Dix-huit mois plus tard, son épouse Selene est internée à Drancy puis envoyée à la mort à Auschwitz le 3 février 1944. Son fils Friedrich Kurtz – né d’un premier mariage – marié à Anna, la fille de Laura, survivra à la Shoah en France avec sa femme et ses enfants, sous des noms d'emprunt.
Laura, Arpad, Selene : tous trois figurent dans le "Livre des noms", parmi les 4.8 millions d’identités de victimes de la Shoah recueillis par Yad Vashem et commémorés dans cette installation monumentale. Voici leur histoire.
Friedrich Kurz et Anna Stark se marient en 1930 à Vienne. Leur fils Heinz-Henri naît en 1931. Friedrich, socialiste, possède une imprimerie à Vienne, où il imprime des manifestes antigouvernementaux. De peur d’être arrêté, il s'évade à Paris en 1934, rejoint quelques mois plus tard par Anna et Heinz et ouvre à nouveau une imprimerie dans la capitale française.
Selene, la mère de Friedrich, quitte Vienne et vient également s’installer en France en 1938. La mère d’Anna, Laura Stark, veuve, refuse quant à elle de les suivre, persuadée que rien de mal ne peut arriver aux personnes âgées en Autriche. En 1939, le foyer de Friedrich et Anna, accueille une fille, Suzanne.
En 1940, Friedrich rejoint la Légion étrangère française et se retrouve stationné à Sidi Bel Abbès en Algérie. Avec l'invasion allemande de la France, Anna s'enfuit en zone sud et s’installe au village de Damazan dans le Lot-et-Garonne avec ses enfants. Henri se souvient :
"Finalement, c’est à Damazan, petit bourg dans le Lot-et-Garonne que le périple prît fin. Pourquoi Damazan ?... Je n’en ai pas la moindre idée. Nous nous sommes installés dans une petite maison très sombre. Je ne sais combien de chambres il y avait, mais nous étions les uns sur les autres et on s’éclairait avec des lampes à pétrole."
Après sa démobilisation de la Légion étrangère, Friedrich rejoint sa femme et ses enfants à Damazan. A l'été 1941, la famille rentre à Paris. Friedrich obtient de faux papiers qui leur permettent de quitter la capitale et de retrourner en zone sud contrôlée par Vichy. Ils se répartissent en petits groupes : Henri fait partie du premier avec son père. Il raconte :
"On traverse une forêt en poussant nos vélos, ma sonnette cogne une branche, la baffe de ma jeune vie. Il pleuvait, pleuvait, pleuvait. Arrivés de l’autre côté, papa m’enlève blouson, pull, chemise et me frotte avec du papier journal, pris je ne sais où.
Friedrich fera plusieurs fois le trajet jusqu'à ce que tout le monde soit réuni dans le village de Martizay dans l'Indre. Outre Friedrich, Anna et leurs enfants, Selene, son mari Arpad Bogyansky et d'autres personnes font partie du groupe.
Arpad est arrêté et incarcéré au camp de concentration de Drancy. Le 25 août 1942, il écrit à Selene : "Mon amour, ne t'inquiète pas. Je vais endurer cela. Porte-toi bien, bisous à tous, Body." Ce sera son dernier signe de vie. Le 31 août, il est déporté de Drancy à Auschwitz et assassiné. Dix-huit mois plus tard, Selene, restée à Martizay, est arrêtée et déportée à Auschwitz à son tour.
En novembre 1942, les Allemands occupent la zone libre du sud de la France. La situation de la famille Kurz devient de plus en plus précaire. Friedrich cherche un logement plus sûr et installe sa famille dans le petit village de Boncelin, dans la banlieue d'Aix-les-Bains, où il loue un appartement au rez-de-chaussée. A l’étage, habitent la propriétaire et sa fille. Henri se souvient :
"Emménagement au rez-de-chaussée d’une agréable maison dotée d’un jardinet. Elle était longée par un gros ruisseau ou mini-torrent dans lequel abondaient grenouilles et crapauds et passaient quelques rares poissons… Mon problème, en quittant cette résidence quasi idyllique, consistait à descendre les 4 kms qui me séparaient de la gare, avant de prendre le tortillard qui mettait un quart d’heure pour franchir les 14 kms qui menaient jusqu’à Chambéry. Mais papa faisait souvent le trajet avec moi et en cours de route, je rejoignais d’autres ‘preneurs de train’. Il faut reconnaître qu’on rigolait bien."
Friedrich travaille dans les champs du médecin du village ; il cultive des légumes et divise sa récolte avec le praticien. Les enfants vont à l'école et les dimanches, la famille se rend à l'église. Friedrich forme les jeunes locaux au football et Henry chanté dans la chorale. Un jour, un groupe de soldats allemands viennent dans le champ où Friedrich et ses enfants s'occupent des légumes. Ils ont l’intention d’habiter la maisonnette abandonnée au fond du jardin. Mais plus de peur que de mal. Les Allemands se moqueront de leur peau blanche et leur donneront régulièrement de grosses miches de pain. La famille Kurz continuera sa routine quotidienne jusqu'à la libération, même après l'arrivée des Allemands dans la région. Ils rentrent à Paris moins d'une semaine après la libération et reprennent leur activité d'imprimerie. Henri raconte :
"J’ai presque honte de le dire, mais dans la mesure où nous étions ensemble, malgré des conditions de vie plutôt spartiates, j'ai mené, pendant toute cette période, la vie presque normale d’un petit garçon de mon âge."
A la fin de la guerre, Suzanne apprend avec une certaine tristesse qu’elle n’est pas catholique, mais juive. Elle commence à aller à l'école, et Henri fréquente le lycée Voltaire.
En 1952, Friedrich, Anna, Henry et Suzanne immigrent en Israël.
En 2014, des documents et des photographies de la famille Kurtz, dont la dernière carte postale d'Arpad Bogyanski, sont confiés aux archives de Yad Vashem dans le cadre du projet national « Rassembler les fragments ». Certains d'entre eux sont présentés ici.