Mila Racine : de la cellule 127 à Annemasse au matricule 27918 à Ravensbrück
Le rôle des résistantes pendant la Shoah est souvent méconnu. Aujourd’hui encore, les femmes restent les grandes oubliées de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. En particulier les femmes juives, dont certaines, au péril de leur vie, ont œuvré pour sauver leurs coreligionnaires. Mila Racine est l’une d’entre elles. Résistante de janvier 1942 à octobre 1943, arrêtée par la Gestapo, elle trouvera la mort à Mauthausen, quelques semaines avant la libération du camp.
Miriam (Mila) est née à Moscou en septembre 1919. La fratrie compte également Emmanuel (Mola) né en 1911 et Sacha née en 1923. En 1926, les parents Georges et Berthe (Bassia) issus de la bourgeoisie russe fuient le régime soviétique et s’installent à Paris, après avoir échangé leur bel appartement moscovite contre des passeports. “Nous aurions dû rester en Russie, les communistes tuaient les bourgeois, pas les Juifs”, dira ainsi la mère de Mila en apprenant la mort de sa fille.
Dans un témoignage enregistré par USC Shoah Foundation, en 1997, Sacha, la jeune sœur de Mila, détaille le parcours de la famille. On y apprend que les Racine, parents et enfants, arrivent en France avec gouvernante, malles, et bijoux cachés dans les valises. Très vite, ils louent un grand appartement rue de Rome, retrouvent leurs marques et la vaste branche paternelle qui compte 9 frères et sœurs et nombre de cousins. La famille est traditionnaliste. Le vendredi soir, la maison se fait juive et le foyer se réunit autour du repas de Shabbat. Georges, le père, aime en particulier le décorum de la synagogue de la Victoire. La semaine, il fréquente le club des diamantaires de la rue Cadet. Avec sa femme, ils recréent un cercle familial, amical, social. Tout s’y passe en russe - même les conversations chez le médecin – avec quelques touches de yiddish pour que les enfants ne comprennent pas.
Mila et Sacha sont scolarisées au lycée Racine, à Paris, où Mila obtient le certificat d’études secondaires, en 1936. A la fin des années 1930, Mila intègre les EI et la Wizo. Malgré son jeune âge, elle s’illustre au sein des milieux sionistes par sa vaste implication au sein de la Jeune Wizo, à Paris et en Province.
Mila devient Marie-Anne Richemond
Quand la guerre éclate, en 1939, Mola, le seul de la famille à être naturalisé français - ses parents et ses deux sœurs sont réfugiés russes - est mobilisé.
En juin 1940, alors que les Allemands commencent à envahir la France et la Belgique, toute la famille Racine fuit. Une vingtaine de personne. Sacha Racine-Maidenberg raconte les deux camions nécessaires pour transporter les malles. Une fois encore, le père de Mila emporte sa vaisselle, ses tasses et assiettes, qui traverseront la guerre. Direction Pau, Bordeaux, et Arcachon. Pour finir, la famille se replie à Toulouse. D’abord dans une immense demeure, tous ensemble, puis la mère de Mila cherche une maison pour elle et ses enfants, Sacha, Mila et Mola, ainsi que sa femme Sarah et leur petite Lily.
Comme nombre de Juifs étrangers, ils rallient Luchon, petite bourgade pyrénéenne proche de la frontière espagnole. Beaucoup de monde défile alors chez eux, dont David Knout, un des fondateurs de l’OJC, Organisation juive de combat, que Mila intègre rapidement. Sa sœur Sacha, la décrit comme une jolie jeune fille, sensible et intelligente. Avec, autour d’elle, toujours une cour de garçons.
Dès janvier 1942, Mila décide de porter assistance au nom de la Wizo aux internés des camps d’internement du Sud-Ouest. Avec sa sœur Sacha et deux, trois amis, elle sollicite les Juifs de Luchon, achète du riz, du sucre, des pâtes, mais aussi des haricots blancs aux paysans, les met en boîte dans des conserves qu’elle fait fabriquer par les ferblantiers. Le tout est ensuite envoyé dans les camps du Sud, Gurs en particulier. Un jour, la police française fait irruption dans l'atelier de fortune. Mila et sa bande ne sont pas arrêtés, mais doivent cesser leurs activités de marché noir.
A l’été 1942, Vichy décide de livrer les Juifs étrangers à la Gestapo, en vue de leur déportation. Même les mineurs. Avec l’intensification des rafles et l’invasion par les Allemands de la zone non occupée, en novembre 1942, la seule option pour les Juifs reste l’émigration clandestine vers l’Espagne ou la Suisse, pays neutres. La voie des Pyrénées étant trop périlleuse pour les enfants en bas âge, la Suisse s’avèrera une alternative plus viable.
Les organisations juives comme les EIF (la Sixième), l'OSE et le nouveau MJS (Mouvement de la jeunesse sioniste) créé en 1942 vont alors coopérer pour sauver des Juifs. Fin juillet 1943, sous l’impulsion de Tony Gryn (de son vrai nom Nathanel T. Garin), Mola (Emmanuel Racine) et Georges Loinger créent un réseau de sauvetage, dont Mila fait partie. Elle devient la responsable du MJS de Saint-Gervais-Le Fayet, en Haute-Savoie. Munie de faux papiers au nom de Marie-Anne Richemond, elle a pour consigne de faire passer le plus d’enfants possibles vers la Suisse - qui les accepte jusqu’à 16 ans. Un processus long et compliqué. Le passage s’organise dans la région d'Annemasse où la frontière est plus facile à franchir : depuis novembre 1942, la zone est sous occupation italienne.
Le passage de trop
La vie de Mila est alors rythmée par les allers-retours en Suisse. Surnommée la maman des petits et la sœur des grands, elle inspire par sa force et son courage. Les groupes d’enfants envoyés par l’OSE, le MJS ou la Sixième, arrivent à Annecy ou à Aix-les-Bains, puis sont pris en charge par les “passeurs” qui connaissent les habitudes des patrouilles allemandes. Les enfants, qui doivent toujours passer en groupe de petits effectifs, circulent de nuit.
Mais en septembre 1943, avec l'armistice de Cassibile signé par l'Italie avec les Alliés, les Allemands occupent les zones laissées libres par les Italiens qui cessent alors d’être un refuge. Le passage de la frontière suisse dans la région d’Annemasse devient plus dangereux.
Loin de renoncer, Mila Racine intensifie les risques. Cette nuit du 21 octobre 1943, elle et son binôme Roland Epstein ne peuvent refuser d’aider un couple de personnes âgées, qui ralentit leur progression. Dépistés par des chiens allemands, ils seront interceptés à Saint-Julien-en-Genevois, à quelque 200 mètres seulement de la frontière suisse. Dans le convoi : 32 enfants, de quelques mois à 18 ans.
Tous sont incarcérés à l’hôtel Pax d’Annemasse, réquisitionné par la Gestapo, et dont une annexe sert de prison. Mila Racine y restera deux mois, refusant le plan d’évasion envisagé par son réseau par crainte de représailles sur les enfants. Sa fausse identité de Marie-Anne Richemond lui évite la déportation vers un camp d’extermination. Animée d’une étonnante force de caractère, elle refuse de s’abaisser devant ses bourreaux. Même sous la torture, elle ne divulgue aucune information. Sur les parois de sa cellule 127, elle gravera sa devise : “Gardez, avec l'espérance – toujours – le souvenir".
Dans les lettres qu’elle adresse de la prison du Pax à ses proches, Mila s’emploie à décrire un quotidien paisible. Elle n’a qu’un seul but : rassurer son entourage. Même quand elle doit partager avec eux l’incertitude sur son sort. Ainsi, le 8 novembre 1943, quelques jours seulement après son arrestation, elle écrit :
Mercredi, il y a un départ – j’ignore si j’y suis. Je préfère presque y être car autrement, j’ignore la surprise qu’on me réserve. Enfin, je ne m’en fais pas outre mesure.
Jean Deffaugt (1896-1970), le maire de la ville - reconnu Juste parmi les nations en 1966 - obtient l’autorisation de rendre visite à Mila. Il s’y rend quotidiennement, fait passer des lettres dans les deux sens, lui dépose les colis de son frère Mola. Il réussit à faire libérer certains enfants, dont un bébé de 14 mois.
Une femme exemplaire
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Mais il ne pourra rien pour Roland et Mila qui, fin 1943, sont transférés à la prison de Montluc à Lyon. Roland Epstein (dit Roland Estienne) sera déporté à Drancy, puis dans les camps allemands de Dora et Ravensbrück. Libéré le 30 avril 1945, il survivra à la déportation.
Mila, elle, est envoyée au camp de Royallieu à Compiègne avant de partir en wagon à bestiaux pour Ravensbrück, par le convoi n° 85 du 31 janvier 1944. A son arrivée le 3 février, au terme d’un éprouvant voyage, elle reçoit le matricule 27918.
Tous ceux qui l’ont côtoyée à Ravensbrück, dont des grandes figures de la résistance comme Germaine Tillion ou Denise Vernay (la sœur de Simone Veil), décrivent Mila comme une jeune femme exemplaire ; une noble figure, symbole de modestie et de courage, d’une grande beauté et d’une douceur remarquable, qualifiée par son intelligence, sa foi ardente, et son dévouement sans limite. Fidèle à ses idéaux, Mila a toujours tenté d’apporter aide et réconfort aux internées. Au bloc 13, elle ira même jusqu’à organiser une petite chorale.
Le 2 mars 1945, lorsque un groupe de femmes, dont 2 de ses camarades malades, sont envoyées à Mauthausen pour restaurer les voies ferrées détruites par les bombardements alliés, Mila se porte volontaire pour les accompagner. Le 20 mars 1945, à quelques semaines de la libération du camp, elle trouve la mort à Amstetten sous un bombardement britannique, atteinte par un éclat d’obus.
Grâce aux organisations juives de secours, près de 2 000 enfants juifs ont pu franchir la frontière et entrer illégalement en Suisse, entre 1943 et 1944. Mila en a sauvé 236 d’entre eux. Sa mémoire est associée à celle de Marianne Cohn, autre jeune résistante juive, qui prendra le relais de Mila dans le convoyage de groupe d’enfants vers la Suisse. Elle connaîtra elle aussi fin tragique.
En 1956, le frère de Mila, Emmanuel Racine (Mola) a rempli une Feuille de témoignage auprès de Yad Vashem, à la mémoire de sa sœur. Récemment, en 2016, ses filles, Lily et Daniella, ont fait don à l’institution des lettres, documents et photos de famille pour la postérité, dans le cadre du projet national “Rassembler les fragments”. A titre posthume, en 1950, Mila s’est vue décerner la Médaille de la résistance. En 1984, la Fédération française de la Wizo a décidé de construire une crèche à son nom, à Tel-Aviv.