« Soixante-quinze ans [depuis la rafle du Vel d'Hiv], trois quarts de siècle, [c'est] presque une vie d’homme, mais plusieurs mémoires qui se succèdent. D’abord, si vous me le permettez, une absence de mémoire, une mémoire qui oublie quand elle ne dissimule pas. Une mémoire combattante, qui, pour remettre la France au rang des alliés, puis rétablir la République, veut oublier la partie sombre d’elle-même, et croit refermer ses cicatrices en regardant devant, sans état d’âme, d’abord préoccupée de reconstruction et pour les plus clairvoyants de réconciliation.
Plus tard, une mémoire honteuse, la mémoire d’un passé qui ne passe pas ! Celle d’une jeunesse gavée aux taux de croissance, ambitieuse de se construire un passé de combats héroïques, venue au soutien des nostalgiques d’une étrange défaite, trop heureux de noyer leur lâcheté individuelle dans une flagellation collective, au point que les délires vicieux d’un professeur dérangé prennent les postures de thèse historique pompeusement dénommée « révisionnisme » auquel certains gogos, en mal de débat sans fondement, accordaient la crédibilité que d’autres intellectuels, également atteints de crétinisme précoce, avaient plus tôt apporté à la « science soviétique » de Lyssenko.
Et puis il y a eu la mémoire retrouvée. Celle de la France du Président Jacques Chirac, qui, le 16 juillet 1995, en ce lieu, il y a, jour pour jour 22 ans, reconnaissait que 53 ans plus tôt, « la France, patrie des lumières et des Droits de l’Homme, la France, ce jour-là, avait commis l’irréparable. Manquant à sa parole, elle avait livré ses protégés à leurs bourreaux ». Ce jour-là, en déclarant « Oui la folie criminelle de l’occupant, a été, chacun le sait, secondée par des Français, par l’Etat français », le Chef de l’Etat tournait définitivement le dos aux mensonges, nous offrant enfin une possible réconciliation avec « l’idée que l’on se fait de son pays » !
Aujourd’hui, vous imaginez combien il m’en coûte de le dire, les derniers survivants disparaissent. Combien restent-t-ils des 2 000 rescapés des 76 000 Juifs, français et étrangers, déportés de France ?
C’est en votre nom qu’il faut entretenir cette double mémoire, voulue par Yad Vashem, à Jérusalem, dès 1953, qui œuvre inlassablement à retrouver le nom et, lorsque c’est possible, l’histoire des six millions de victimes de la Shoah, et aussi à honorer « les Justes parmi les Nations », ces hommes et ces femmes de toute origine, de toute condition, de toute religion, qui, spontanément ou suivant pour certains l’injonction de leur pasteur ou de leur évêque, au mépris des risques pour leur vie et parfois de celle de leur famille, ont ouvert leur cœur et leur porte aux pourchassés.
Pour ces proscrits, ils étaient une étincelle dans la nuit, pour nous ils restent l’incarnation de la France des lumières et des Droits de l’Homme. Et parce qu’elle a admis sa part d’ombre, notre France peut s’enorgueillir de ses Justes parmi les Nations, les plus de 4 000 hommes et femmes reconnus et honorés par la plus haute distinction civile de l’Etat d’Israël, et tous les anonymes restés inconnus, qui, alors que l’Etat trahissait ses valeurs, ont contribué à préserver et sauver les trois quarts des Juifs de France, plus que dans aucun autre pays de l’Europe occupée, à l’exception du Danemark, et aussi l’âme de notre Nation.
Désormais, la mémoire va céder le pas à l’Histoire. Le Comité Français pour Yad Vashem veut y prendre toute sa part. Pour cela, depuis cette année, dans le cadre de son réseau « Villes et Villages des Justes parmi les Nations de France », le Comité Français pour Yad Vashem permet à des enseignants, qui choisissent d’y consacrer une partie de leurs congés, de retourner à l’université approfondir leurs connaissances de la Shoah et du phénomène génocidaire. Ce matin même, un premier groupe de 25 enseignants rentre d’une semaine de séminaire passée à Jérusalem, à l’Institut International de Yad Vashem ; il sera suivi d’un second groupe en novembre prochain, puis, nous l’espérons, de 4 séminaires par an, permettant ainsi à 100 enseignants d’histoire d’y participer chaque année. C’est ainsi, par cet enseignement des heures sombres de notre passé, que nous pouvons contribuer, à notre place, à entretenir une mémoire au service d’une nation qui doit continuer de rester plus que jamais la patrie des Lumières et des Droits de l’Homme ».