“Tous nos efforts sont susceptibles de ne mener à rien. Chaque jour amène son lot de nouvelles difficultés : s'il n'y avait pas l'extase et cet état de transport lorsque je prends le pinceau en main, je serais incapable de faire quoi que ce soit.”
Ainsi écrivait Shaya Blonder dans son journal, en 1943. Ce peintre juif d’origine polonaise mieux connu sous la fausse identité d'André Blondel qui deviendra son nom d’artiste, a traversé la Shoah caché dans une cabane isolée du sud de la France, en lisière de forêt, effectuant un épuisant travail physique de bûcheron pour survivre.
Il y a quelques mois, la collection d'art de Yad Vashem s'est enrichie de 22 de ses tableaux et dessins, offerts par sa fille Hélène Blondel, qui vit aujourd’hui à Paris. Les œuvres permettent de suivre l’histoire de la vie de Blondel et son évolution stylistique dans la France de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la libération. Neuf de ces toiles et dessins font partie de la dernière exposition "Nouvelles acquisitions" du Musée d'art de la Shoah.
Inaugurée la veille de Yom Hashoah 2019, cette nouvelle exposition présente au public des dessins et des tableaux récemment acquis par Yad Vashem, en 2018 pour la plupart. Le fruit d'une politique active entreprise ces dernières années, explique Eliad Moreh-Rosenberg, à la tête du département d'art de la division des musées de Yad Vashem : "J’ai réalisé qu’il existait encore énormément d’œuvres importantes, et que nous devrions nous montrer actifs pour éviter qu'elles ne se perdent ou se détériorent". La conservatrice a donc intensifié les démarches pour acquérir de nouvelles pièces, auprès des particuliers notamment.
Les œuvres exposées ont été réalisées par des artistes originaires de différents pays - France, Roumanie, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Belgique, Pologne et même Tunisie – et en différentes circonstances : dans des ghettos, des camps ou des cachettes.
Car même au plus profond de l’horreur, les artistes ont eu à cœur de créer. Moyens d’expression personnelle, leurs œuvres constituent également des sources de documentation aussi poignantes qu’inattendues sur la Shoah. Comme celles de Karel Fleischmann, qui, avec ses lignes expressives et rapidement tracées, a su capturer la faim terrible qui hantait le ghetto de Terezin dans des croquis empreints de compassion. Maximilian Feuerring, lui, raconte le quotidien d’un camp de prisonniers de guerre en Allemagne, alors qu’il dissimulait son identité juive. Quant à Henri Epstein il dépeint la violence et la terreur dans le village français d’Epernon où il a trouvé refuge avec sa femme Suzanne Dorignac. Une série de 3 croquis présente des collaborateurs et des résistants prêts à partir pour le combat, en ces temps d’occupation allemande. Epstein sera arrêté et déporté pour Auschwitz, d'où il ne reviendra pas.
Créer partout, à tout âge
Aux côtés de créations d'artistes déjà accomplis au moment du déclenchement de la guerre, comme Blondel, Feuerring, ou Fleischmann, l’exposition présente aussi des créations de jeunes auteurs, encore enfants ou adolescents. Les cahiers d’écoliers de Dan Reisinger, par exemple, permettent de s’immerger dans la Yougoslavie occupée de 1942. Mordehai Allouche, lui, actuel résident de Netanya, nous transporte dans sa Tunisie natale. Avec un père journaliste, fondateur du Beitar à Sfax, antinazi de la première heure, arrêté et envoyé en travaux forcés dès novembre 1942 quand les Allemands envahissent la Tunisie, il a tout juste 15 ans quand il doit subvenir aux besoins de sa famille. Après quelques petits travaux, il se met à dessiner des cartes postales, qu’il vend d’abord aux Français, aux Allemands, puis aux Britanniques et aux Américains quand ceux-ci débarquent. Quatre de ses dessins, très colorés, dans un style à la Hergé, sont actuellement exposés. Ils ont été reçus par Yad Vashem dans le cadre de l’initiative « Rassembler les fragments ».
Autre dessin d’adolescent, celui d’Henri Kichka, le père du célèbre dessinateur Michel Kichka. Il a 15 ans également quand il compose « Les 7 nains » de Blanche-Neige. Dans la Bruxelles de 1941, le jeune Henri souffre des restrictions imposées aux Juifs belges. Il puise son réconfort dans les contes de fées, dont le film Blanche-Neige et les 7 nains, sorti en 1937. A la fin de la guerre, seul survivant de sa famille, il rassemble quelques effets personnels, dont ce dessin, transmis à sa fille aînée, Hanna, puis au fils aîné de cette dernière, Yaron. C’est pour lui qu’Henri Kichka écrira la dédicace en bas du croquis : « Pour Yaron, de la part de son pépé ».
Beaucoup de nouvelles pièces parviennent à Yad Vashem dans un état déplorable, en raison de leurs mauvaises conditions de création et de conservation. Leur restauration exige alors soin et temps. Une œuvre en particulier a fait l'objet de nombreuses attentions - il a fallu près de 10 ans à Yad Vashem pour la rendre publique : une toile double face dessinée par Petr Kien à Prague en 1940, avant sa déportation à Terezin. D'un côté, la femme de l’artiste, Ilse Stransky - elle et son mari seront déportés et assassinés avec leurs parents à Auschwitz – de l'autre, Jan Burka, élève de Kien à Prague, qui considérait son maître comme un père spirituel. C'est lui qui a confié cette œuvre à Yad Vashem pour la postérité, une façon active de commémorer la mémoire de Petr Kien et ses amis de Terezin.
Et Eliad Moreh-Rosenberg de conclure :
"Quand les rescapés ou leurs descendants nous confient leurs oeuvres, c’est un peu une part d’eux-mêmes qu’ils nous livrent. Cela s'accompagne parfois de réticences, compréhensibles, mues par l'attachement sentimental porté aux biens de famille, mais elles sont vite balayées par la volonté de préserver ces toiles pour la postérité et de les présenter aux générations futures. Car une fois confiée à Yad Vashem, l'oeuvre entre dans l'espace public et connaît alors une nouvelle vie."