Retour sur l’origine des Feuilles de témoignage et la Base des données centrale des noms des victimes de la Shoah. Des outils clé dans la lutte contre l’oubli, mis en place par Yad Vashem.
Le 27 janvier dernier, Journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah, Yad Vashem lançait son IRemember Wall. Proposée pour la première fois cette année en français, l’idée consiste à lier le nom d’un internaute à celui d’une victime de la Shoah, extrait de la Base de données centrale des noms de Yad Vashem. Au total, plus de 85 000 personnes ont pris part à l’initiative, devenant alors porteurs de la mémoire d’une victime, choisie au hasard. Un moment d’émotion pour nombre de participants et un sentiment de responsabilité si on en croit leurs commentaires postés sur Facebook :
« Fait pour une petite fille, Anna Scwarz. Je te promets Ana de raconter ton histoire à mes descendants. Tu es dans mon cœur à jamais », « C’est une merveilleuse idée. J’adhère complètement pour ne pas oublier », ou encore « Belle initiative, je me suis inscrite très émue. Je ne vous oublierai pas Soail Roitstain ».
Car derrière chaque nom se cache une histoire, un parcours de vie, une identité. S’il est quelqu’un à Yad Vashem bien conscient de l’importance de re/nommer les victimes, c’est Alexander Avram, directeur de la Salle des Noms. C’est lui qui est en charge de cet espace de mémoire, édifié par le peuple juif en hommage à chacun et chacune des hommes, femmes, enfants juifs qui ont péri au cours de la Shoah. Conçue sous la forme d’un hall circulaire devenu un lieu emblématique du Musée d’histoire de la Shoah, la Salle des Noms abrite l’ensemble de la collection des Feuilles de témoignage, courtes biographies de chacune des victimes de la Shoah. A l’heure actuelle, plus de deux millions sept cent mille feuilles sont conservées dans ce réceptacle circulaire, le long de la paroi extérieure du hall, assez grand pour en contenir six millions et dont les étagères encore vides témoignent du nombre d’individus qu’il reste à identifier.
Une démarche hasardeuse devenue un franc succès
Tout commence en 1954, quelques mois après la création de Yad Vashem, institution ancrée dans le droit israélien en 1953. Au terme d’un projet pilote en Amérique du sud, une opération nationale est lancée en Israël : entre 1955 et 1957, les Israéliens sont encouragés à venir remplir des Feuilles de témoignages, et parallèlement, des équipes font du porte à porte, chez les particuliers. Résultat : 800 000 noms de victimes de la Shoah sont recensés en 2 ans, « ce qui représente un peu moins de Feuilles de témoignage », pointe Alexander Avram, « car dans les années 1950, les enfants de moins de 18 ans sont encore enregistrés sur la Feuille d’un de leurs parents ».
Les années qui suivent, la collecte se poursuit, via les ambassades, les communautés du monde libre, en Europe, en Amérique du nord et sud, en Australie, en Afrique du Sud.
Dans les années 1980, Yad Vashem compte quelque 15 000 nouvelles Feuilles de témoignage par an. Une moyenne qui va faire un bond à 35 000 à la fin de la décennie, avec la chute du rideau de fer et l’arrivée de Feuilles de témoignage de Russie, Roumanie, Pologne, ou celles remplies par ces nouveaux immigrants israéliens originaires de l’ex-Union soviétique.
1992 sonne le début de la saisie, manuelle, des noms des victimes de la Shoah. Le processus est long et fastidieux. Entre 1992 et 1998, 470 000 noms seront ainsi numérisés à partir des Feuilles de témoignage de Yad Vashem. D’autres sources viennent s’ajouter qui permettent d’étoffer les données : listes de déportations, comme par exemple au départ de la France ou de la Hollande, liste de camps ou de ghettos que Yad Vashem acquiert au fil des ans.
Naissance d’une base de données
En 1998, survient l’épisode des comptes en déshérence dans les banques suisses - comptes intouchés depuis mai 1945 - estimés à 300 000 par les établissements bancaires helvétiques, qui demandent les noms des propriétaires juifs pour que leurs descendants puissent faire une réclamation. Alexander Avram déclare :
« Le monde découvre alors ce que nous savions depuis longtemps, on s’accorde à parler de 6 millions de victimes juives, mais il n’existe pas de liste ».
Yad Vashem, fort de 500 000 noms issus de ses Feuilles de témoignage et autres listes, se voit alors chargé de ce vaste projet. De février à juin 1999, avec l’aide de Tadiran, IBM et Manpower Israël, un millier de personnes, des étudiants pour la plupart, saisiront plus d’un million de nouveaux noms. Plus de 54 000 comptes suisses seront alors attribués à des propriétaires juifs, victimes de la Shoah, mais cet épisode va surtout pousser Yad Vashem, conscient de l’urgence, à redoubler d’efforts pour poursuivre sa mission.
En avril 1999, une nouvelle opération de collecte de Feuilles de témoignage est lancée en Israël, sur fond de publicités radios/télé/presse, à commencer depuis le bureau d’Ezer Weizman, le président de l’époque. Deux lignes téléphoniques sont mises en place. Le succès est tel, qu’à minuit, Bezeq viendra en installer 20 supplémentaires. « En 2 mois, près de 150 000 nouvelles Feuilles de témoignages seront enregistrées, alors que la moyenne annuelle de l’époque plafonne à 35 000 », rappelle Alexander Avram.
Suite à ces résultats, va naître la Base centrale des données des victimes de la Shoah de Yad Vashem. En 1999, elle compte alors 2.5 millions de noms. A sa mise en ligne, fin 2004, elle en affiche 2.8 millions.
Depuis, l’aventure se poursuit. Yad Vashem continue de recevoir une moyenne de 1 500 Feuilles de témoignages par mois – un total de 18 000 pour l’année 2018 - disponibles en 14 langues, dont les informations sont systématiquement saisies dans la base de données qui vient de fêter ses 15 ans sur Internet, forte aujourd’hui de 4.8 millions de noms.
A noter, deux avancées majeures : l’inscription en 2013, au registre mondial de la mémoire de l’humanité de l’Unesco, du programme commémoratif des Feuilles de témoignages de Yad Vashem et l’élargissement de la base de données en 2014, avec l’ajout de renseignements sur des victimes qui n’avaient pas été enregistrées jusqu’alors, comme les personnes dont le sort reste à éclaircir – par exemple, les Juifs rapportés prisonniers dans les camps, ghettos, aux travaux forcés ou bien déportés sans plus de détails. Selon toute probabilité, un grand nombre d'entre eux n’ont pas survécu. Les efforts accomplis pour obtenir des informations fiables attestant de leur sort se poursuivent.