Le 16 juillet 1942, à l’aube, à la suite de discussions entre les Allemands et les autorités de Vichy, quelque 4 500 policiers français procèdent à l'arrestation de près de 11 000 Juifs étrangers de Paris. La majorité sont confinés au Vélodrome d'Hiver. En l'espace d'une semaine, plus de 13 000 Juifs seront détenus au Vel d'Hiv. Parmi eux : 4 000 enfants.
Georges Wellers, Juif d’origine russe naturalisé français, fait partie de l’administration juive de ce camp parisien, antichambre de la mort. Seul Français appelé à comparaître à la barre lors du procès d’Adolf Eichmann, il consignera par écrit et racontera devant la Cour l’arrivée des enfants du Vel d’Hiv à Drancy, qu'il qualifie de “tragédie sans nom, l’une des plus bouleversantes jamais connue en trois ans d’existence concentrationnaire”. Nous retraçons ici les grandes lignes de son témoignage poignant.
La séparation des familles : des scènes déchirantes
Interné depuis le 23 juin 1942, cela fait quelques jours à peine que Georges Wellers est à Drancy quand l’administration juive du camp reçoit l’ordre de se préparer à accueillir quelque 3 000 nouveaux venus. On prévoit alors l’arrivée de 1 000 femmes et 2 000 hommes vers le 15 juillet. L'annonce donne lieu à un important relogement de la population et à une réorganisation de l’administration juive : Georges Wellers est nommé chef de l’escalier 8.
A partir du 16 juillet 1942, et les jours qui suivent, débarquent à Drancy quelque 6 000 victimes de ce qu’on appellera par la suite la rafle du Vel d’Hiv. Dans la partie du camp qu’il administre, Georges Wellers accueille environ 350 femmes avec lesquelles il entretient un contact permanent pour être leur référent en matière de logement, nourriture, et tout contact avec le reste du camp et l’administration centrale. Ce qui lui a permis d'obtenir des détails très précis sur les conditions de la rafle du Vel d’Hiv : les victimes ont été appréhendées à leur domicile, dès 5h du matin, dans les limites d’âge de 2 à 60 ans, mais sans respect de leur état de santé. Les raflés sont d’abord conduits au commissariat de police de quartier où un tri s’opère : les célibataires, les couples sans enfants ou avec enfants de plus de 12 ans sont dirigés vers Drancy et les familles de jeunes enfants sont rassemblées au Vel d’Hiv. Là, les détenus sont parqués sur la piste ou dans les gradins, dans des conditions de promiscuité extrêmes où l’eau, la nourriture et les installations sanitaires font cruellement défaut. Au bout d’une semaine, ils sont alors envoyés dans les camps d’internement français du Loiret, à Pithiviers et Beaune-la Rolande.
Les adultes sont promis à la déportation vers les camps d’extermination, mais le sort des enfants reste encore incertain. Alors que les nazis ne le demandent pas, les autorités françaises proposent de les déporter également. La réponse de Berlin tarde à venir. Il est alors décidé de déporter en priorité les adultes, sans les enfants. Les 30 juillet, 2 et 6 août 1942 à Pithiviers, et les 4 et 6 août 1942 à Beaune-la-Rolande, les familles sont violemment séparées par la police française, donnant lieu à des scènes déchirantes.
Finalement, les adultes et adolescents sont déportés directement vers l’Est, sans passer par Drancy. Les enfants se retrouvent seuls sur place, encadrés par de quelques adultes désemparés. Quand l’autorisation de Berlin arrive, ils sont transférés au camp de Drancy. Là, Georges Wellers assiste alors à l’arrivée de quelque 4 000 enfants juifs, âgés de 2 à 12 ans
Apeurés, dociles, pitoyables
Quand les enfants du Vel d’Hiv arrivent, Georges Wellers a quitté l’escalier 8 et dirige le service d’hygiène du camp. Il confie à ses adjoints la charge de son poste officiel pour se consacrer aux enfants, “tellement poignante, urgente et indicible était leur détresse”. Lors du procès Eichmann, il décrira l’arrivée de 4 convois de 1 200 personnes, 1 000 enfants et 200 adultes, à intervalle de 2 à 3 jours. Chaque convoi consiste en plusieurs dizaines d’autobus, encadrés par des inspecteurs de police de Vichy. Il raconte :
"Les bus entraient dans le camp même, au milieu de la cour, il y avait un endroit qui était séparé par des fils barbelés. A toute vitesse, on ordonnait à ces enfants de quitter les autobus gardés par des gendarmes français. Les autobus se suivaient à une cadence rapide, il fallait faire place aux autobus qui arrivaient derrière. Alors ces malheureux enfants étaient complètement désorientés, désaxés. Ils quittaient les autobus en silence. On les prenait par groupe, de parfois 50, 60, 80 enfants. Les plus grands tenaient la main des plus petits ou les portaient dans leurs bras. Ils ne pleuraient pas, mais apeurés, dociles, pitoyables, ils suivaient comme un troupeau perdu les indications des grandes personnes, les uns aidant les autres d’une manière extrêmement émouvante.”
Parmi les plus jeunes, beaucoup ne savent pas leur nom. On demande alors aux frères et sœurs plus âgés, aux autres enfants, si quelqu’un les connait. Quand le nom était trouvé, “de façon empirique et souvent sans doute tout à fait fausse”, il était inscrit sur un petit médaillon en bois, accroché par une ficelle, autour du coup de l’enfant. Mais quelques temps après, les garçons se retrouvaient avec des prénoms de filles et vice versa. Les enfants s’amusaient avec ces médaillons et les échangeaient entre eux.
“Avec leurs mouchoirs de poche et de l’eau glacée”
Quand ils arrivent à Drancy, cela fait déjà deux à trois semaines que les enfants du Vel d’Hiv sont livrés à eux-mêmes dans les camps de Beaune-la-Rolande ou Pithiviers. Ils sont négligés, sales, vêtus de vêtements déchirés, de haillons. Il leur manque des boutons aux vêtements, certains ne portent qu’une seule chaussure. Leurs corps sont couverts de plaies.
Les enfants sont répartis en groupes de 100 à 120 par chambre, les uns sur les autres, avec pour seul mobilier “des paillasses sales, dégoutantes et pleines de punaises”. La plupart sont trop petits pour descendre seul l’escalier la nuit et se rendre aux toilettes situées dans la cour. Ils font leurs besoins dans des seaux disposés dans le couloir, à chaque étage. Très vite, la soupe aux choux étant l’alimentation principale du camp, les enfants souffrent de diarrhées, salissant leurs vêtements et les paillasses sur lesquelles ils sont assis la journée et dorment la nuit.
A partir de 9h du soir, tous les adultes doivent regagner leur chambre, à l’exception de trois ou quatre personnes autorisées à se déplacer librement dans le camp, dont George Wellers. La nuit, les enfants se retrouvent seuls, dans une chambrée éclairée par une ampoule peinte en bleue, conformément aux exigences de la défense passive d'une France en guerre. Beaucoup pleurent, crient, appellent leur mère. Parfois, une chambrée entière se réveille et réveille les autres par ses cris. “C’était affreux”, racontera George Wellers.
Le jour de l'arrivée des enfants, sont formées quatre équipes de femmes, volontaires pour s’occuper des enfants. Ce sont des Juives internées, elles-mêmes promises à la déportation. Quand l’une partait pour l’Est, une autre prenait sa place. Georges Wellers a décrit leur tâche :
"Elles se levaient à l’aube, avant tout le monde, pour se rendre dans les chambrées. Elles essayaient de raccommoder les vêtements déchirés, de laver les enfants, sans savon, sans sous-vêtements de rechange, faisant ce qu’elles pouvaient avec leurs mouchoirs de poche et de l’eau glacée.”
Avant leur petit déjeuner, elles aidaient les plus jeunes à boire leur café du matin. Il était servi dans des boîtes de conserve brûlantes qu’ils ne pouvaient tenir dans leurs mains. Il n’y avait pas cuillère dans le camp. S’ils étaient oubliés, la plupart des enfants ne savaient pas élever la voix pour protester. “C’était à ces femmes de le faire, et elles faisaient ce qu’elles pouvaient.”
“On comprenait qu’ils ne reverraient plus jamais leurs parents”
En ce mois d’août 1942, les Allemands parlent de camps de travail à l’Est pour les hommes et laissent entendre que la déportation des femmes et enfants a pour but le regroupement des familles. Pour donner un nom à cette destination inconnue, les enfants de Drancy parleront de Pitchipoï.
Les femmes chargées de s’en occuper leur laissent croire qu’ils vont rejoindre leurs parents. Tous les adultes savaient que c’était un mensonge, notera Georges Wellers : “Personne n’avait encore connaissance de ce qui se passait à Auschwitz, ni de ce qu’il advenait des enfants lorsqu’ils quittaient Drancy, mais on voyait bien dans quel état ils arrivaient et dans quelles conditions on les renvoyait. On comprenait qu’ils ne reverraient plus jamais leurs parents.”
Le convoi du 17 août 1942, le premier à transporter des enfants, comprend 301 adultes, transférés à Drancy du camp des Milles, et 530 jeunes de moins de 16 ans raflés au Vel d’Hiv et passés par les camps du Loiret. Plus de 3 000 enfants en bas âge seront ainsi déportés avec des adultes juifs de zone non occupée, pour qu'il n'y ait pas, comme le souhaitait Berlin, de trains constitués exclusivement d'enfants. Georges Wellers reviendra sur le rituel du départ :
“Le jour des déportations, les enfants étaient réveillés à 5h du matin. Enervés, à moitié endormis, la plupart refusaient de se lever et d’aller dans la cour. Les femmes volontaires encourageaient les plus âgés à obéir aux ordres et à quitter les chambrées. Quand elles ne réussissaient pas, les gendarmes montaient dans les chambres, et prenaient de force les enfants hurlant de terreur, se débattant et s’accrochant les uns aux autres. C’était un spectacle insupportable”.
Dans la cour, les enfants appelés sont alors dirigés vers les autobus. Quand un autobus était rempli, il quittait le camp avec son chargement. Beaucoup d’enfants restaient non identifiés, d’autres répondaient quand ce n’était pas leur nom, peu importe, on les ajoutait au convoi pour atteindre le nombre. “Chaque convoi comptait environ 500 enfants et 500 adultes sélectionnés parmi les détenus du camp”, selon Georges Wellers.
En 3 semaines environ, au cours de la seconde moitié d’août et la première semaine de septembre, quelque 3 000 enfants du Vel d’Hiv dont les parents ont déjà été déportés, se retrouvent promis au même sort, envoyés à la mort, entourés d’adultes qui leur sont totalement étrangers. La plupart seront gazés dès leur arrivée à Auschwitz.
Pour mieux comprendre la rafle du Vel d'Hiv, découvrez l'exposition virtuelle de Yad Vashem, "43, rue Vieille du Temple", qui retrace le parcours de 3 familles juives du Marais.