Récemment, le Bureau francophone des Relations internationales de Yad Vashem invitait Mariette Job, la nièce et l’éditrice du Journal d’Hélène Berr et Karine Baranès-Bénichou, fondatrice de l’association Femmes artistes et mémoire juive à prendre la parole autour de l’ouvrage Se Souvenir d’Hélène Berr, qu’elles ont publié en 2021 aux éditions Fayard, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de l’auteure.
Le 7 avril 1942, Hélène Berr, entame la rédaction d'un journal intime - elle vient d’avoir 21 ans. Cette jeune Juive parisienne, brillante étudiante à la Sorbonne, ne sait alors pas qu’il ne lui reste que deux ans à vivre. Le récit de sa vie sera brusquement interrompu à Drancy, en 1944, peu avant que la folie nazie ne la déporte vers la mort. Edité 60 ans plus tard, son manuscrit donnera lieu à un témoignage bouleversant : publié en 2008, il s’écoule à plus de 100 000 exemplaires en quelques mois et sera traduit dans 27 pays.
Hélène Berr y retrace le triomphe du mal sur le bien, de la barbarie sur l'humanité. Avec, d’abord, cette agrégation d’anglais, qu’elle est empêchée de passer quand le second statut des Juifs promulgué en juin 1941 commence à prendre effet. Puis cette étoile jaune, qu’elle doit bientôt porter. Hélène Berr raconte aussi, avec effroi et stupeur, son entourage déporté, ce Paris sinistre et sombre. Elle s’interroge, se demande si ses parents et elles n’ont pas été "fous et aveugles de rester". "Je reviendrai, Jean, tu sais, je reviendrai", écrit-elle à son fiancé, comme pour s’en persuader. Elle ne reviendra pas. Arrêtés le 8 mars 1944, Hélène et ses parents sont déportés le 27 mars, jour de ses 23 ans. Tous mourront en déportation ; Hélène, à Bergen-Belsen en avril 1945, quelques jours avant la libération du camp : atteinte du typhus, elle ne peut se lever pour l’appel et sera battue à mort par une gardienne.
Un manuscrit resté confidentiel plus de 60 ans
Près de 80 ans après les faits, la personnalité, les écrits, et le destin d’Hélène Berr continuent encore d’inspirer ses lecteurs.
Pour en parler, Mariette Job aborde la filiation familiale. Hélène Berr est la troisième d’une fratrie de 5 enfants, petite-fille d’un juge d’instruction et conseiller à la Cour d’appel de Paris, fille d’un polytechnicien et ingénieur du corps des Mines, directeur des établissements Kuhlmann (devenue Péchiney). Son goût précoce pour la littérature, l’écriture et la musique se concrétise par sa mention très bien au certificat d’études supérieures de langue et littérature anglaise. Son journal intime s’illustre également par la richesse de son style littéraire.
A la fin de la guerre, quand ils apprennent sa disparition, ses proches confient le manuscrit à son dédicataire Jean Morawiecki, son fiancé, "ce garçon aux yeux gris, ce prince slave, qui a tant aimé Hélène et a été aimé d’elle". Hormis Denise, sœur ainée d’Hélène et mère de Mariette, personne n’est prêt à faire circuler le texte hors du cercle proche. Mariette en découvrira l’existence en 1965. Elle est alors convaincue que les écrits de sa tante, cette "présente dans l’absence", doivent être transmis à tous.
En 1992, après des recherches personnelles, elle décide de contacter Jean :
"Il avait gardé intact dans une armoire, pendant plus de 50 ans, l’enveloppe contenant 262 pages de cahier d’écolier séparées, remplies d’une écriture fine, régulière, parfois au stylo, parfois au crayon. Les ratures sont rares et le récit est écrit d’un seul jet."
En 1994, ce dernier décide de lui faire don du manuscrit - "Il échappera ainsi au risque de disparaître avec moi", lui écrit-il - mais souhaite rester un témoin invisible. Après obtention du feu vert de sa famille, Mariette donnera son accord à la maison d’édition Tallandier, qui publie le Journal le 3 janvier 2008. Jean disparaîtra le 29 octobre suivant.
Au service des autres
En matière d’héritage moral, Hélène Berr portait en elle des valeurs très fortes, "transmises par ses parents, eux-mêmes dépositaires d’un continuum de préceptes qui ont caractérisé les grandes familles juives de la bourgeoisie française de la fin du 19ème jusqu’à la veille de la seconde Guerre mondiale", explique Karine Baranès-Benichou. La famille vit un judaïsme assumé, dans le respect d’une tradition assez lointaine ; un art de vivre à la française, féru de langues étrangères et de voyages à l’étranger. Les Berr sont solidaires, philanthropes et patriotes avant la guerre, ils le seront plus encore pendant, en dépit des risques à encourir.
Karine Baranès-Benichou décline la solidarité naturelle qui existe entre les six membres de la famille Berr, malgré les éloignements géographiques notamment de la fille aînée Yvonne, du jeune fils Jacques et celle de Denise qui quitte le foyer parental, mais reste à Paris après avoir épousé François Job en 1943. Le domicile de la famille Berr est un lieu de passage incessant, de rencontres, d’échange d’informations et de prises de décisions au bénéfice des autres. Forte de cette fibre sociale, Hélène Berr, agit au cœur de la douleur, se confronte avec la réalité la plus brutale et en témoigne par écrit dans son Journal : elle se rend régulièrement au domicile de familles éprouvées, malgré le danger de se déplacer dans la capitale avec l’étoile jaune, et se porte volontaire en tant qu’assistante sociale au sein de l’UGIF et à l’Entraide temporaire pour soutenir les familles démembrées par les rafles. Enfin, elle restera très liée, jusqu’aux derniers jours avant son arrestation, avec les enfants, ses "petits", ses "protégés", de l’orphelinat de Neuilly auxquels elle apporte chaleur et affection. Elle évoque Raphaël, Dédé Kahn, la petite Odette, 3 ans, avec ses "yeux de bleuet et ses cheveux dorés comme un bébé anglais", ou Bernard, 2 ans, qui a "l’air d’un ange".
On peut se demander pourquoi les Berr ont choisi de rester au lieu de fuir. Sans doute en raison de leur patriotisme ancestral, explique Karine Baranès-Bénichou. Selon elle, celui d’Hélène s’exprime librement, sur le ton de la revendication fière et poétique. Un patriotisme qui lui ressemble, sentimental, clairement romantique, une appartenance viscérale à une histoire et à des valeurs anciennes. Paris est pour elle cette idée de la France libre et souveraine. Dans sa brutalité, la présence allemande est une injure à la poésie d’une capitale meurtrie mais néanmoins combattive.
Hélène Berr, alter ego
Pourquoi Hélène Berr touche-t-elle ses lecteurs - sans considération d’âge, de religion, de sexe - de façon si sensible ? La question a été posée à divers interlocuteurs francophones dont les réponses ont été compilées par Mariette Job et Karine Baranès-Benichou dans un livre, Se Souvenir d’Hélène Berr édité chez Fayard, publié cette année à l’occasion du centenaire de sa naissance. Une façon de continuer à la faire vivre et connaître au plus grand nombre. Quinze personnalités de tous âges et de toutes origines ont ainsi accepté de s’exprimer sur leur lien personnel au Journal et à son auteure.
Ce qui frappe, note Mariette Job, c’est l’expression d’une proximité parfois presque familiale par des personnalités aussi différentes que le grand rabbin de France Haïm Korsia, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, la comédienne Isabelle Carré, le journaliste Ivan Levaï ou l’historien Vincent Duclert. Chacun a voulu raconter le lien tissé avec elle : "Sa compagnie, j’allais dire son amitié, ne m’a dès lors plus quittée", avance Isabelle Carré. Boris Cyrulnik parle, lui, de sa "grande sœur". Haïm Korsia revient sur :
" … le sentiment profond que l’on éprouve en refermant le Journal d’Hélène Berr. En considérant le regard clair, droit, qu’elle porte sur le monde, l’extraordinaire culture et l’envergure de la réflexion de cette jeune femme de 22 ans, on ne peut qu’être bouleversé, intensément, intimement, par la perte immense qu’aura été pour le monde sa disparition tragique".
Mariette Job a également souhaité associer à ces contributeurs Simone Veil, qui aurait sans doute participé à ce livre. A la lecture du Journal d’Hélène, elle avait souligné l’importance de ce document "d’une sensibilité et d’une qualité exceptionnelles et une référence historique". Quand, en 2011, Mariette lui apporte l’album illustré, elle lui fait part de son souhait, à sa disparition, d’emmener Hélène avec elle. "Je ne le confierai à personne d’autre, et lorsque je mourrai, il mourra avec moi". Ses dernières pensées, avait-elle alors confié, seront pour ses camarades de camp et Hélène Berr, son alter ego.