Le 20 novembre 1943, Lucien Dreyfus était déporté à Auschwitz. L’occasion de revenir sur son Journal, 20 décembre 1940-24 septembre 1943, publié aux éditions Le manuscrit de la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Les journaux intimes datant de la Shoah sont un bien à la fois rare et précieux. Ils permettent l’accès aux réflexions personnelles de leurs auteurs, victimes de la frénésie nazie. Celui de Lucien Dreyfus, intellectuel juif, journaliste et instituteur d'Alsace, nous aide à faire la lumière sur le combat d'un individu face à la calamité.
Lucien Dreyfus a 57 ans quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Contraint d'évacuer l'Alsace, il s’installe à Nice, où il commence à consigner sa vie en temps de guerre. Juif pratiquant, élevé dans la double culture française et allemande, il noircit des pages sur l'avancée de la guerre, la vie sous le régime de Vichy, la persécution et l'éventuelle extermination de la population juive d'Europe. Il raconte aussi son quotidien, ou s'adresse à sa fille, qui a fui la France avec sa famille.
Lucien Dreyfus tiendra son journal jusqu'à la fin, le 24 septembre 1943, un mois avant que sa femme Marthe et lui ne soient arrêtés par les Allemands dans le petit village de Clans et deux mois avant leur déportation à Auschwitz-Birkenau - d’où ils ne reviendront pas. Ses écrits constituent la réponse contemporaine d'un homme à la persécution, sa tentative de maintenir un sentiment de normalité et d'essayer de donner un sens aux événements dont il est témoin.
Alexandra Garbarini, professeure en histoire et études juives au Williams College dans le Massachusetts, compte l'étude des journaux de la Shoah parmi ses domaines d’expertise, une expérience, selon elle “intime et personnelle”. Elle note que nombre de Juifs, installés en différentes parties de l'Europe, s'y sont engagés en tant que pratique culturelle, qu’il s’agisse d'hommes et de femmes de tous âges, y compris d'enfants, et de toutes origines confondues.
De l’enseignement à l’écriture
Lucien Dreyfus voit le jour en Alsace, dix ans après l'annexion par l'Allemagne au terme de la guerre franco-prussienne. Il grandit dans un petit village, au sein d'une famille juive observante. Elève brillant, il étudie dans une Yeshiva de Colmar, où il est également lycéen. Il abandonnera la voie du rabbinat pour se concentrer sur ses études laïques. Au terme de sa formation universitaire, il s'engage dans l'enseignement. Avec Marthe, épousée dans l'entre-deux-guerres, il a une fille prénommée Mariette.
Il commence aussi à collaborer pour un important hebdomadaire juif français, La Tribune. Il en devient rédacteur en chef, et écrit sur les sujets contemporains qui affectent la vie des Juifs dans les années 1920 et 1930. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939 va radicalement changer sa vie. Le gouvernement français évacue de nombreuses villes frontalières de l'Alsace, réannexée par la France après la Première Guerre mondiale. Devenu réfugié, Dreyfus s'installe à Nice, en Zone sud. Les mesures anti-juives promulguées par le gouvernement de Vichy le 3 octobre 1940, le privent de son travail d’enseignant. Deux mois plus tard, il se met à écrire son journal de bord, comme une tentative de reprendre le contrôle de sa vie. Il imagine, par exemple, le 13 janvier 1941, la lettre qu'il pourrait écrire au secrétaire général à l'instruction publique de Vichy, lui expliquant ses difficultés professionnelles en raison des mesures et l'implorant de l’aider à obtenir du travail.
Homme incroyablement cultivé et instruit, dont le style d'écriture reflète l'étendue des connaissances dans les sources juives, mais aussi la littérature allemande, la littérature française et l'historiographie, il s’astreint à son journal presque quotidiennement. Alexandra Garbarini note :
“Il écrivait sur tout. Il a consigné ses réflexions et le déroulé des événements, a détaillé sa vie mondaine à Nice, qui était passionnante, rapporté ses lectures, a noté des citations qu'il avait lues et voulait retenir. Presque comme s'il prenait des notes pour une chronique ou un article à paraître dans La Tribune."
Un Juif conscient de sa vulnérabilité
Alors que la situation des Juifs de France empire, en particulier en zone occupée, Lucien Dreyfus fait part du sentiment de détachement de ses compatriotes juifs à Nice. "Les gens deviennent de plus en plus indifférents aux événements. Ils lisent à peine les annonces”, rapportait-il le 3 juillet 1941, “les rumeurs sur le recensement et l'enregistrement des biens sont acceptées avec une sérénité qui leur confère un caractère odieux”. Un an plus tard, le 4 juillet 1942, il parle ouvertement des nouvelles inquiétantes qui parviennent de Pologne et du danger pour les Juifs d'Europe. A ce moment-là, il est clair pour lui que le pire est encore à venir et imputait la responsabilité de telles horreurs à tous ceux qui restaient silencieux. Rare source d'espoir : le refuge de sa fille unique Mariette, son gendre Jacques et sa petite-fille Monique aux États-Unis.
Le mardi 23 juin 1942, il se réjouit d’une lettre datée du 9 juin où les enfants lui racontent leur traversée, la nourriture délicieuse sur le paquebot, les viandes et poissons servis à midi, “Jacques a honte de nous donner ces détails, en comparaison de notre misère”. Monique s'en donne à cœur joie, elle mange dans une salle réservée pour les enfants aux murs tapissés de scènes de Blanche-Neige. Ils déjeunent au son d'un orchestre, avec du beurre sur la table, écrit Mariette. “Je ne sais pas pourquoi cette lettre m'a tant plu, peut-être parce que je sais qu'ils sont en sécurité maintenant", se dit Lucien Dreyfus.
En novembre 1942, les Allemands occupent la zone sud et poursuivent les arrestations de Juifs. Les déportations vers l'extermination ont commencé plus tôt cette année-là depuis la zone nord. Lucien Dreyfus fait preuve d’une rare lucidité sur le sort qui lui est réservé. Alexandra Garbarini explique :
“Il ne s'imaginait pas la Shoah telle qu’on la connait aujourd’hui. Il ne connaissait pas l'existence des camps de la mort en Pologne, mais il comprenait, à sa manière, la possibilité que les Juifs soient aussi déportés du sud de la France, il comprenait qu'il était vulnérable”.
Aucune trace de leur sort
A l'été 1943, Lucien et Marthe quittent Nice, non pas pour échapper à la nouvelle présence allemande en zone libre, mais plutôt pour passer l'été dans un climat frais, à une altitude plus élevée, dans un endroit abordable disposant de sources et de réserves de nourriture plus abondantes. Ils s'installent donc à Clans où ils sont rejoints par plusieurs de leurs connaissances, également venues pour la période estivale. Mais avec l’occupation des Allemands de la zone italienne, en septembre 1943, les réfugiés juifs décident de prolonger leur séjour dans les montagnes.
Lucien Dreyfus écrit : “Vendredi 24 septembre. A 10 heures, Mme Amédéo monte nous signaler l'arrivée des Allemands [...] Nous partons aussitôt nous cacher, d'abord chez Fantin, puis chez l'oncle de Mme Roux, et enfin Mme Roux nous conduit dans sa grange, plus haut, au terme d’une marche de 30 minutes, où nous retrouvons presque tous les Israélites, rassemblés. À 13 heures, Mme Roux vient nous chercher, fausse alerte, les camions des Allemands à destination de Saint-Étienne-de-Tinée avaient d'abord pris la route de Clans, et se sont rendus compte de leur erreur. Que sais-je ? Que devons-nous croire ? Marthe était très énervée jusqu'à ce que nous déjeunions à 13h30 avec Mme Roux chez nous. Tout va bien."
Il s’agit des derniers mots du journal de Lucien Dreyfus.
Un mois plus tard, le 25 octobre 1943, a lieu la rafle de Clans, sous la responsabilité d’Aloïs Brünner : Lucien et Marthe font partie des 27 Juifs raflés. Ils sont transportés en camion à l'hôtel Excelsior, siège de la Gestapo à Nice, puis transférés à Drancy et le 20 novembre 1943, déportés à Auschwitz-Birkenau par le convoi 62, qui transporte 1 200 Juifs de nationalité française pour la majorité. “On peut présumer qu’ils ont été immédiatement dirigés vers les chambres à gaz dès leur arrivée. Il n'y a aucune trace d'eux, de leur sort”, rapporte Alexandra Garbarini.
Il n'y a pas une seule réaction à la Shoah. Il en existe des millions. Les journaux intimes en général, et celui de Lucien Dreyfus en particulier, nous permet d’appréhender l’une d’entre elles et de mieux comprendre la tragédie qui a secoué l’Europe ; comment maintenir un quotidien supportable malgré les horreurs qui l'entourent. Ce journal est le récit d’un homme et de sa décision de “vivre sa vie”, selon ses propres termes, dans une période sombre.