Pour sa 50ème édition, la revue Yad Vashem Studies (Etudes) a publié deux numéros spéciaux consacrés au vécu et au sort des personnes âgées juives avant, pendant et après la période de persécution nazie.
On y retrouve plusieurs articles qui abordent la situation des Juifs d'un certain âge dans l'Allemagne nazie ainsi que dans les territoires polonais et soviétiques occupés par l'Allemagne, et sur la façon dont certains survivants âgés ont été reçus aux Etats-Unis. Emmanuelle Moscovitz, responsable des Archives d’Europe de l’Ouest à Yad Vashem, est l'auteur d'un sujet encore peu exploré : l'aumônerie juive de France et les efforts de ses rabbins pour venir en aide aux anciens pendant la Shoah. Ces hommes de foi, tous citoyens français, avaient servi comme aumôniers militaires lors de la campagne de 1939-1940 contre l'Allemagne. Puis avec la défaite de la France en juin 1940, ils sont envoyés en zone libre au service des soldats juifs démilitarisés et des communautés dispersées en quête d'orientation religieuse. Très vite cependant, leurs efforts vont se concentrer sur les milliers de Juifs de nationalité étrangère, détenus dans les camps d'internement français.
L'article souligne le sort spécifique des Juifs âgés du Sud de la France pendant la Shoah, de 1940 à 1944. Les rapports rédigés par les rabbins illustrent les défis auxquels sont confrontées les personnes âgées juives de zone libre et contribuent à combler un vide qui n'a encore fait l'objet d'aucune recherche approfondie - principalement en raison du manque de sources traitant spécifiquement de cette catégorie de la population. Compte tenu de l'âge avancé des sujets, les témoignages et mémoires d'après-guerre sont rarissismes : la plupart de ceux qui ont survécu sont décédés avant que ne commence l’ère du témoignage, qui survient dans les années 1960. Pourtant, le sort des Juifs âgés en France, pendant la Shoah, mérite une attention particulière, en ce sens qu’ils ont été parmi les premiers et les derniers détenus des camps d'internement et des hospices français.
Gurs : 5 morts par jour
Tout commence en 1940, quand certains Lander allemands se veulent Judenfrei (libres de tout Juif). Les provinces allemandes de Bade et du Palatinat décident alors de déporter leurs Juifs. Le 22 octobre 1940, quelque 7 000 Juifs sont ainsi envoyés vers la zone libre française. Parmi eux : 40 % ont plus de 60 ans et plus de 200 ont plus de 90 ans. L'âge avancé de ces premiers arrivants pousse le rabbin René Kapel à lancer un appel à l'aide au Grand Rabbin de France :
"Les malades et les vieillards ne pourront jamais s'adapter à de telles conditions."
En effet, un mois seulement après l'arrivée des premiers Juifs au camp de Gurs, un rapport de l'aumônerie fait état de 118 inhumations, soit une moyenne de 5 morts par jour.
En août 1942 commencent les déportations de France depuis la zone libre, qui constituent un tournant dans l’histoire de la Shoah en France. Lors de la vague des déportations de l'été 1942, les Juifs âgés (de plus de 60 ans) étaient – en théorie – censés être exemptés des mesures de déportation. La réalité est tout autre. Par exemple, le premier convoi parti de Gurs comptait, à son bord : "exactement 1 000 personnes, hommes et femmes âgés de entre 18 à 86 ans".
Après les déportations de 1942 et le départ de nombre de détenus, les camps d’internement français désemplissent, mais les conditions y restent désastreuses. Des efforts sont alors entrepris pour transférer les Juifs âgés dans des hospices, qui seront davantage adaptés à leurs besoins. Là, leur quotidien s’améliore, mais les anciens se sentent plus isolés que jamais et déconnectés. Certains vont même jusqu’à envoyer des lettres de plainte à l'aumônerie. L’un d’eux demande à retourner au camp, où il y avait, au-moins, "un sens de vie communautaire". Néanmoins, leur dispersion et leur placement dans différentes institutions a indubitablement constitué un facteur de survie, car fin 1943, toutes les dérogations et exemptions de déportations sont annulées. La zone Sud est soumise à une chasse aux Juifs qui conduit à l'arrestation d’hommes et de femmes de tous âges, y compris des plus âgés.
"L'étude de ce groupe spécifique met en relief les changements de politique à l’égard des Juifs pendant la Shoah en France, ainsi que le rôle de l'aumônerie et d'autres organisations pour répondre aux besoins des plus vieillissants", conclut ainsi Emmanuelle Moscovitz. "Des recherches complémentaires doivent encore être menées, d'abord sur la situation des personnes âgées en zone Nord, ainsi que des recherches plus approfondies sur certains des aspects présentés dans l'article. Très peu a été écrit sur les anciens au cours de la guerre, encore moins sur leur situation dans l'immédiate après-guerre, période particulièrement éprouvante pour les rescapés âgés qui se sont retrouvés seuls et démunis dans un pays qui leur était étranger".
"Les personnes âgées et les enfants ont constitué les populations les plus vulnérables pendant la Shoah, et ce sont eux qui ont connu les taux de mortalité les plus élevés", explique la docteure Sharon Kangisser Cohen, rédactrice en chef de Yad Vashem Studies. "En conséquence, l'essentiel de ce que l'on sait de leur expérience et de leur sort a été véhiculé par la réflexion d'autrui, par le biais d'observations, de rapports et de témoignages d'après-guerre. Les personnes âgées étaient une composante à part entière de la société juive, avant et après la Shoah, elles n’ont pas été épargnées par le régime nazi et leur sort est inextricablement lié au développement de la politique anti-juive. L'intérêt que nous portons sur eux est très important pour les recherches, mais en même temps, il se révèle aussi particulièrement douloureux."