Le Musée d'art de Yad Vashem a vu le jour en 2005, place de l'Espérance, dans le cadre du nouveau complexe muséographique de l'institution. A l'origine de sa conception, Yehudit Shendar, l'ancienne conservatrice, a voulu créer un endroit exclusivement dédié à l'art, en tissant un lien tangible avec le passé, mais sans obligation de suivre un parcours historique. "Cela se remarque dans la façon dont les œuvres sont agencées. Ici, on ne rentre pas dans un mémorial, mais dans un musée à part entière, nous nous intéressons à l'art pour l'art, sans pour autant oublier le contexte historique", explique la conservatrice et directrice actuelle du lieu, Eliad Moreh-Rosenberg.
L'endroit abrite 120 œuvres originales en exposition, régulièrement permutées, sur les plus de 11 000 que contient le fonds du musée - la collection sur la Shoah la plus importante au monde. Eliad Moreh-Rosenberg précise :
"C'est un véritable trésor caché, dont beaucoup de visiteurs n'ont pas connaissance. Au sortir du Musée d'histoire, nous les invitons à venir découvrir ces œuvres qui montrent la puissance, la force spirituelle des artistes pendant la Shoah".
La collection se décompose en trois grandes sections : des œuvres datant d'avant-guerre, dont les auteurs ont été exterminés ; des œuvres créées pendant la Shoah – elles s'élèvent à près de 6 000, soit plus de la moitié du fonds ; et des pièces d'après-guerre, réalisées par des survivants, des témoins de l'époque, ou des artistes animés du désir de s'exprimer sur le sujet (non exposés).
Tous les créateurs exposés sont en quelque sorte des victimes de la Shoah. Certains ont été assassinés, d'autres ont survécu. Mais pour l'ensemble, la survie de l'art était plus importante que celle de l'artiste. Pour preuve, la citation de Gela Seksztajn, à l'entrée du musée :
"Alors que je me tiens à la frontière entre la vie et la mort, certaine de ne pas rester en vie, je souhaite prendre congé de mes amis et de mes travaux… Mes travaux que je lègue à un musée juif qui sera construit après la guerre."
"Nous sommes en 1942, elle fait partie du mouvement d'artistes juifs clandestins du ghetto de Varsovie, Oneg Shabat, elle sait que sa fin est proche, et elle a déjà cette idée d'un musée juif après la guerre. Elle ne veut pas que ses œuvres soient perdues. On retrouve d'ailleurs cette volonté chez tous les artistes qui ont créé pendant cette période", poursuit Eliad Moreh-Rosenberg, "ils sont conscients d'être condamnés à mort, en en même temps, ils sont convaincus du pouvoir de l'art, animés du désir de laisser quelque chose d'eux-mêmes à travers leur création."
Casser les stéréotypes sur l'art et la Shoah
En pénétrant le musée, on distingue inévitablement un mur de couleur bordeaux, sur lequel sont accrochés des tableaux. Leurs auteurs ont tous trouvé la mort sous la volonté d'extermination nazie. Fait surprenant : on ne peut qu'être saisi par les couleurs, l'esthétique, la beauté, des compositions exposées. "Nous avons voulu briser les stéréotypes", explique la conservatrice :
"Quand on parle d'art pendant la Shoah, tout le monde imagine des œuvres en noir et blanc, des fils barbelés, des étoiles jaunes. C'est beaucoup trop réducteur et ce n'est pas ce que nous voyons ici."
Au musée, s'exposent en effet parmi tant d'autres, Maurycy Trębacz, natif de Varsovie, connu pour ses portraits et ses paysages. Ou Léon Weissberg, et sa peinture, "La Maison au soleil", de l'auberge d'Entraygues-sur-Truyère du Sud de la France qu'il habite en 1942, et où il sera arrêté. Mais aussi la Viennoise Friedl Dicker-Brandeis, et ses silhouettes colorées, réalisées dans le ghetto de Terezin, entre 1942 et 1944. Sans oublier la nature morte de Gela Seksztajn, les jockeys de Max Jacob ou le bouquet d'Alicja Hohermann.
"Le Musée d'art de Yad Vashem expose des œuvres d'art, tout simplement", insiste Eliad Moreh-Rosenberg.
A l'image de n'importe quel artiste, ceux qui ont conçu pendant la Shoah ont laissé parler leur potentiel créatif, parfois mus par le besoin de témoigner de l'horreur du quotidien, mais aussi de s'en évader. Leur travail, pluriel, a tantôt pu illustrer le désir de transmettre, de dénoncer, de lancer un cri, tantôt devenir le reflet de leur créativité intime, sous toutes ses formes.
Car en dépit de l'oppression nazie, les artistes ont à cœur de s'exprimer. Nombre des pièces exposées dans le musée ont été conçues dans les ghettos, les camps, les cachettes, les forêts.
Créer constitue un besoin vital, quelles que soient les conditions, le matériel à disposition. Eliad Moreh-Rosenberg raconte :
"La plupart des pièces exposées sont des œuvres graphiques, sur papier, un support qu'il est plus facile de se procurer, de manier et aussi de dissimuler. Dans notre collection, la peinture sur toile est très minoritaire."
Et la directrice de revenir sur Léon Weissberg, qui, démuni, a peint sur un support en fibrociment, ou Zvi Hersch Szylis, qui a pris pour toile un sac de pommes de terre et mixé des pigments à de la peinture industrielle.
Faire vivre le travail des artistes
En France, dans les camps d'internement comme Drancy, Beaune-la-Rolande ou Pithiviers, l'art est toléré : il pouvait même arriver que la Croix-Rouge l'encourage en apportant du matériel. Parfois, des expositions sont organisées. A Terezin, l'art non dissident est toléré. Car il faut bien sûr distinguer les dessins anodins de ceux qui dénoncent les conditions terribles de détention. Mais en d'autres endroits, la création est interdite et réprimée, comme dans les ghettos polonais de Varsovie et Lodz, ou celui de Kovno, en Lituanie. Certains artistes ont parfois mis leur vie en danger pour créer, cacher ou faire passer leurs œuvres.
Car là est l'autre question soulevée par une visite au Musée d'art de la Shoah de Yad Vashem. Comment les pièces exposées ont-elles survécu à la guerre ? Avec son équipe, la conservatrice se lance régulièrement dans un jeu de piste, pour résoudre cette énigme : "Parfois, nous possédons quelques données, pour d'autres, nous devons trouver des indices ", répond-elle, "mais il nous arrive de déceler, comme des détectives, l'histoire qui se cache derrière une œuvre et sa création". Il peut s'agir d'une pièce confiée pendant la Shoah à un membre de la famille, une toile cachée et retrouvée après-guerre, etc…
Bien évidemment, la plupart des œuvres sont à tout jamais perdues. Car avec la disparition physique des artistes, c'est aussi leur potentiel de création, et bien souvent leur travail, qui a disparu.
"Dans le cas des artistes, l'aspect tragique de l'anéantissement est criant, puisque la plupart de leurs œuvres ont été détruites, spoliées, brûlées. Et s'ils ne laissent derrière eux aucun survivant, il n'y aura personne pour défendre leur patrimoine, faire vivre leur œuvre, la promouvoir."
Et c'est là où le Musée d'art joue pleinement son rôle au sein du campus de Yad Vashem. Celui de mettre à l'honneur, ne pas oublier, ceux qui ont créé pendant la Shoah, qu'ils soient aujourd'hui connus ou non.
"Tel est précisément notre objectif : faire revivre les artistes à travers leurs œuvres ", conclut Eliad Moreh-Rosenberg.