En vitrine, quelques appareils photos d'avant-guerre, Welta à soufflet, Ikon Contax III sur pied, ou encore cet immense Werke Görlitz. Autant de biens dont les propriétaires juifs ont connu des sorts diverses pendant la Seconde Guerre mondiale.
C'est par ces objets anciens que démarre la nouvelle exposition temporaire de Yad Vashem, "Flashs de mémoire – La photographie pendant la Shoah", dont l'ambition est certes visuelle, mais aussi historique : observer à la loupe la photographie pendant la Shoah. "La documentation visuelle joue un rôle important dans la conscience historique de la Shoah", explique Vivian Uria, directrice de la Division des Musées de Yad Vashem et conservatrice de l'exposition.
Décrypter le pouvoir manipulateur de la caméra, son influence. Car si la photo est censée refléter la réalité, elle n'est en fait qu'une interprétation du regard de son auteur. Vivian Uria confie le dilemme auquel se trouve confronté Yad Vashem avant l'utilisation de toute documentation visuelle datant de cette époque :
"La vision du monde, les valeurs personnelles, la perception morale ont un impact sur le choix de l'objet photographié et sa mise en lumière. Des éléments qu'il faut prendre en compte quand la documentation visuelle est utilisée à des fins historiques."
"Flashs de mémoire – La photographie pendant la Shoah" offre trois perspectives photographiques dans la cadre de l'exposition, trois types d'objectifs qui ont capté la Shoah.
En premier lieu, celui du régime allemand nazi, qui s'est appliqué à photographier, filmer, généralement à des fins de propagande. Des clichés bien souvent biaisés, distordus, au service d'une idéologie antisémite qui présente les Juifs comme l'ennemi du monde. Un des exemples : cet album produit par la police de Nuremberg et publié dans le journal antisémite Der Strümer, qui détaille en image les différents types de criminels juifs - harceleurs, voleurs, malfaiteurs ou autres - fidèle à la tendance alors institutionnalisée en Allemagne, qui veut associer judaïsme et criminalité.
Aux côtés des photos officielles du 3e Reich, des clichés personnels, qui reflètent eux aussi l'esprit antisémite ambiant dans cette Allemagne des années 1930. Lors du Carnaval de Nuremberg et ses chars en 1938, d'un défilé à Cologne en 1933 pour prévenir qu'un "Allemand digne de ce nom n'achète pas à un Juif", ou encore lors du Festival de Leissling, en 1936, où des Allemands parodiaient les Juifs, affublés de faux-nés, et de petites lunettes rondes, portant des pancartes imitant le yiddish : "Tu as des devises ? Faisons des affaires."
Tantôt railleuse, tantôt grandie, l'Allemagne n'a eu de cesse de se présenter sous son meilleur jour, se mettant en scène devant les caméras : portraits muraux d'Hitler, parades au pas, portraits de ces Dieux du stade pour illustrer l'idéal racial germanique. Même les ghettos ont le souci de paraître quand le photographe du régime s'y invite. Les visages sont souriants, les habitants sont bien portants. Et pourtant…
Comme dans un tour de passe-passe, dans la galerie qui fait face, les photos exposées offrent une tonalité toute autre. Même lieu, même époque, mais en quelques enjambées, le ghetto de Lodz n'est plus que l'ombre de lui-même. Corps épuisés, regards affamés, enfants rachitiques, telle est la réalité que renvoient les clichés pris, cette fois, par des membres de la résistance juive.
Second et troisième angles
Peut-être moins connue, la photographie juive s'inscrivait, elle, dans une lutte pour la survie. Accumuler les preuves pour documenter et transmettre aux générations futures la tragédie qui était en train de décimer leur peuple. Au contraire des photographes allemands, les photographes juifs, frappés de l'interdiction de posséder un appareil photo, devaient travailler avec les moyens du bord. Parfois, il arrivait que les Judenrats décident de faire appel à leurs services, pour prouver aux Allemands leur capacité à s'autogérer. Ce fut le cas à Lodz, où deux professionnels, Mendel Grossman et Henryk Ross ont été sollicités et se virent confier un appareil pour illustrer le brillant rapport du Département des statistiques. Ils iront bien au-delà de ce qu'on attendait d'eux et restitueront les effroyables conditions de vie du ghetto. A leur actif, des milliers de clichés, cachés avant la liquidation du ghetto, qui ont pu être épargnés.
Henryk Ross relate :
"Doté d'un appareil photo officiel, j'ai pu capturer toute la période tragique du ghetto de Lodz. Et je l'ai fait tout en sachant que si j'étais pris, ma famille et moi serions torturés et tués."
Autre pan de l'histoire dans lequel l'image a joué un rôle crucial : la libération des camps. Quand elles découvrent l'ampleur du massacre, les armées alliées sont prises de court. Les clichés qui en résultent apportent un éclairage nouveau, le troisième angle de l'exposition.
"Conscientes de la valeur informative des scènes d'horreur auxquelles elles assistent, les forces alliées font venir des photographes professionnels et encouragent leurs soldats à graver les images qui se déroulent sous leurs yeux, non seulement pour rassembler des preuves pour les procès à venir, mais aussi dans un souci de rééduquer la population allemande", détaille Vivian Uria.
Et de fait. Les clichés sont crus, rudes, insoutenables. Ohrdruf et ses amas de corps squelettiques, Dachau et ses fours crématoires encore emplis de ces restes humains calcinés dont les Allemands n'ont pas eu le temps de se débarrasser, Majdanek et ses haies d'uniformes rayés, alignés derrière les barbelés.
Au total, ce sont plus de 1 500 clichés et vidéos, que présente l'exposition. Mais aussi des coupures de presse, des affiches, des appareils photos. Le design est sobre, épuré. Murs en courbes, pour rappeler la forme des rouleaux de pellicule, et peints en noir pour renforcer encore le manque de couleurs, aux sens propre et figuré, qui caractérise les clichés exposés.
L'horreur de la Shoah ne peut se résumer sur papier glacé. Tel n'est d'ailleurs pas le but de "Flashs de mémoire". L'objectif, ici, consiste à explorer les circonstances qui entourent la prise de la photo, à contrebalancer la volonté propagandiste allemande, à présenter au grand public un regard peut-être moins connu sur les atrocités nazies, celui des victimes juives et des libérateurs alliés, dont le témoignage mérite d'être pris en compte.
Et Vivian Uria de conclure :
"Avec l'archivage des événements de l'époque et les recherches sur le sujet, les ressources visuelles apportent un éclairage approfondi, permettent de mieux comprendre la Shoah, et d'analyser son ancrage dans la mémoire collective."