Ils ont été outils de documentation, puis conteurs d’histoires personnelles, désormais les objets de Yad Vashem se révèlent par la force du collectif.
Après avoir mis près de 4 décennies à trouver leur place dans le patrimoine mémoriel de Yad Vashem (voir Blog : Les objets de Yad Vashem, ces témoins silencieux de la Shoah), les objets ont désormais un rôle phare au sein de l’institution. Avec ses quelque 42 000 artéfacts, la Collection des objets de Yad Vashem compte une grande diversité de pièces qui ont survécu à la Shoah, qu’il s’agisse d’effets personnels, d’objets de culte ou d’articles utilisés dans les camps. Certains ont été confectionnés dans l’urgence, avec les moyens du bord, d’autres révèlent des qualités artistiques, témoins du faste d’avant-guerre de certaines communautés. Mais tous jouent un rôle majeur dans la préservation de la mémoire de la Shoah.
Depuis les années 1990, la collecte d’objets s’est intensifiée. Ces trente dernières années, environ 40 000 nouveaux artéfacts sont venus étoffer la collection. Une démarche active du département mue par un sentiment d’urgence : « plus le temps passe, plus nous savons qu’il nous sera difficile de collecter de nouveaux objets, et surtout les histoires qui les accompagnent », explique Michael Tal, directeur du Département des objets de Yad Vashem, au sein de la Division des musées.
Collecter, restaurer, conserver
Plusieurs défis caractérisent ce département : chaque objet transporte avec lui sa spécificité et un nouveau défi.
D’abord, l’origine des pièces, reçues d’endroits divers, qui nécessitent de la part des équipes une connaissance particulière des pays dont elles proviennent : « Pour comprendre l’histoire de la famille détentrice de l’objet, il faut posséder une compréhension historique de l’endroit. L’histoire des Juifs de Grèce est très différente de celle de Biélorussie », précise Michael Tal.
Autre difficulté : la diversité des matériaux. Il peut s’agir de verre, bois, métal, tissu, autant d’enjeux pour les techniques de conservation – un domaine dans lequel Yad Vashem a acquis une compétence et un savoir-faire unique au monde au fil des ans - qui varient d’un article à l’autre.
A cela, s’ajoute les contraintes de stockage. Le Département des objets abrite aussi bien des articles miniatures – comme un pendentif – ou volumineux – comme un berceau en bois. « Nous sommes en permanence en train de vérifier si nous avons de la place », insiste Michael Tal.
Autant de paramètres qui ont un coût. Mais pour autant, la politique de Yad Vashem est claire : l’institution conserve tout, fidèle à sa mission de perpétuation et commémoration de la mémoire pour les générations futures. « Nous sommes incapables de savoir ce qui intéressera les historiens dans 30 ans. Nous considérons donc ne pas être à même de décider quel artéfact est important ou ne l’est pas », pointe Michael Tal.
Parfois, à quelques rares occasion, Michael Tal se permet de ne pas accepter un nouvel objet, s’il est sûr de ne jamais pouvoir remonter la piste de son parcours. Car ce qui intéresse Yad Vashem avant tout, c’est l’histoire, le témoignage qui se cache derrière chaque artéfact. « Si un objet n’est pas accompagné d’informations sur son propriétaire, cela signifie qu’il ne raconte rien. Et il a beau revêtir une signification particulière, pour nous, c’est un problème. »
La force du collectif
Aujourd’hui, à la tête d’une imposante collection – la plus vaste au monde, le Département des objets de Yad Vashem a pour objectif d’en tirer le meilleur parti. La vision novatrice de Haviva Peled-Carmeli consistait à retracer l’histoire individuelle d’une victime de la Shoah à partir d’un objet. Aujourd’hui, Michael Tal et ses équipes poursuivent sa mission, mais vont plus loin : ils s’emploient à aborder l’objet non pas dans son unicité, sa spécificité, mais aussi dans sa globalité. Michael Tal avance :
« Notre démarche actuelle ne consiste plus seulement à analyser l’objet pour en déceler une histoire individuelle, mais pour l’appréhender comme faisant partie d’un ensemble d’objets identiques, et d’en relever le dénominateur commun. Nous voulions comprendre ce qu’un seul objet pouvait nous dire, nous raconter sur un individu, une famille, désormais nous cherchons à faire parler un groupe d’objets pour apporter un autre éclairage sur la Shoah ».
Et le directeur du Département des objets de Yad Vashem de donner l’exemple des jeux d’échecs : « Nous en avons une quinzaine, qui proviennent de personnes et de lieux différents. Nous pouvons donc imaginer qu’il y en avait beaucoup plus, qui n’ont malheureusement pas pu traverser la Shoah. Nous avons voulu comprendre s’il y avait une relation particulière entre les échecs et le monde juif. Nous avons entamé des recherches et nous en avons conclu que ce jeu était très populaire à l’époque au sein de la communauté juive, et qu’étant facile à transporter, il a fréquemment accompagné les Juifs dans leur fuite, qui malgré la peur et l’oppression, ont continué à jouer. »
Autre exemple : celui des livres de recettes. Là encore, la collection compte plusieurs exemplaires rédigés dans les ghettos ou dans certains camps. « Cela nous a permis de mettre en relief ce phénomène désormais connu de ces femmes détenues qui ont écrit des livres de recettes dans les camps. Il leur était bien sûr impossible de cuisiner, mais c’était pour elles une façon de dominer la faim, de se rappeler leur condition d’avant la Shoah, d’avant la privation, ce qui paradoxalement leur donnait des forces. »
Et Michael Tal de dérouler d’autres objets qui, analysés à la lumière du nombre, permettent d’approfondir les connaissances relatives à la Shoah. Comme la vaste collection d’étoiles jaunes, qui, étudiées par sous-groupes géographiques, démontrent les différentes caractéristiques qui illustrent leur utilisation et mise en vigueur en fonction des pays. Ou encore la multitude de cadeaux que les Juifs ont continué à s’offrir, même au comble de l’horreur, qui témoignent de leur inventivité d’une part, pour avoir su confectionner des petits présents avec presque rien, et surtout de leur volonté de conserver tout ce qui pouvait les rattacher à leur vie d’avant, ces gestes simples du quotidien, et leurs pensées pour leurs proches qui ne les ont jamais quittées.
La vie numérique des objets de Yad Vashem
Il est bien évidemment impossible pour le Département des objets de Yad Vashem d’exposer en permanence les 42 000 objets dont il dispose. L’institution organise régulièrement des expositions temporaires, comme « Des étoiles sans paradis », en 2015, consacrée à l’enfance pendant la Shoah, à partir des jouets d’enfants conservés par l’institution.
Mais l’effort aujourd’hui consiste à donner vie aux artéfacts à travers des expositions et des bases de données virtuelles : « Nous voulons présenter le plus d’objets possibles au grand public et offrir une vitrine à notre collection sur les différents sites Internet de Yad Vashem », avance Michael Tal. En anglais et hébreu, des expositions thématiques sont ainsi en ligne. A titre d’exemple, on peut citer celle sur les étoiles jaunes ou les échiquiers.
Plus récemment, à l’occasion de l’année 2020 qui marque la libération des principaux camps d’extermination nazis, une exposition d’objets tous liés à la libération d’Auschwitz, Mauthausen, Dachau et d’autres centres de mises à mort établis par les Allemands, a vu le jour.
En français, parmi les récentes initiatives mises en ligne, on peut mentionner les récits de deux personnages de la résistance juive française, Judith Geller et Daniel Samuel, dont les parcours et l’héroïsme ont pu être mis en lumière à partir d’objets retraçant leur histoire. Judith Geller s’est illustrée dans le passage clandestin de documents et autres faux papiers dissimulés dans un jouet pour enfant sous la forme d’un canard en bois. Daniel Samuel a pris part à des actions de résistance en confectionnant de faux tampons à partir de morceaux de linoléum découpés clandestinement dans les wagons de trains.
Et Michael Tal de conclure :
« Tous ces objets permettent de raconter des histoires d’hommes et de femmes qui ont vécu pendant la Shoah. Certains l’ont traversé, la plupart ont péri. Pour beaucoup, leurs voix sont désormais éteintes, mais ces artéfacts font office de passage de témoins, et sont devenus, à leur tour les conteurs de leurs destins. »