Récemment, Emmanuelle Moscovitz donnait une conférence sur les coulisses des archives de Yad Vashem. Responsable de l’acquisition des archives pour l’Europe de l’Ouest et du Sud, elle nous a proposé une immersion dans un univers généralement fermé au grand public. L’occasion, même pour ceux qui comme moi travaillent au sein de l’institution, de partir à la découverte d’un département aux multiples facettes et aux activités centrales.
L'idée de mettre sur pied un lieu de mémoire en Eretz Israël pour les victimes de la folie nazie n’a pas attendu la fin de la guerre. Contre toute attente, elle est soulevée dès 1942, en pleine apogée de la Solution finale. En cette période fatidique pour l’extermination des Juifs, les nouvelles d’une Europe en proie aux pires atrocités parviennent aux oreilles de la communauté juive de Palestine mandataire. Mordechai Shenhavi, un jeune Polonais arrivé dans les années 1930, suggère alors la création d'un lieu de mémoire pour les victimes juives et propose le nom de Yad Vashem, un mémorial (yad) et un nom (shem) : le mémorial des noms.
Sous son impulsion, des premiers bureaux sont ouverts en 1946, avant même l'établissement de l'État d'Israël. La toute jeune institution comprend un Centre de recherches et des archives. Deux piliers qui constituent aujourd’hui encore le cœur de Yad Vashem. Le fonds d’archives constituant un outil central pour l’ensemble des différents départements, comme le Centre de recherche qui se base sur les documents d'archives pour faire de la recherche, ou l’Ecole d’enseignement de la Shoah qui utilise les documents d'archives pour ses missions éducatives et son travail pédagogique.
Puis, en 1953, la Loi Yad Vashem est votée par la Knesset (le Parlement israélien), qui ancre dans le droit l’essence de l’institution et précise ses missions : collecter, étudier et publier tout ce qui peut faire office de témoignages (écrits, visuels, audios…) sur la Shoah et l'héroïsme auquel elle donna lieu, pour en transmettre les leçons au peuple juif et à l’ensemble de l’humanité.
Re/documenter l’histoire
Archiver des documents liés à la Shoah s’accompagne de plusieurs défis.
Il y a d’abord la dispersion des documents dans plusieurs pays d’Europe et même au-delà des frontières européennes, comme l'Afrique du Nord. Mais aussi les tentatives des communautés juives d’Europe de transférer des documents en lieu sûr, comme aux Etats-Unis ou en Palestine. Plusieurs fonds ont ainsi été volontairement divisés, fragmentés, pour être conservés. Car nombre de Juifs, pourtant acculés par la mort qui se profile, sont animés de la volonté farouche d’accumuler les preuves de l’innommable tragédie en train de se dérouler. Dans les ghettos, les camps, les Juifs tentent de documenter les événements. C’est le cas des archives de Oyneg Shabbos (Joie du Shabbat), du ghetto de Varsovie. Là, un groupe d'historiens avait pris l’habitude de se rencontrer tous les samedis pour compiler les événements survenus. Leurs documents, cachés pendant la guerre, seront mis au jour dans les années 1950. Des copies sont conservées à Yad Vashem, qui servent de base pour les recherches sur la Shoah dans le ghetto de Varsovie.
Autre obstacle pour les chercheurs des archives : la destruction de certains documents. Dans le cadre de la Solution finale, les nazis se sont employés à exterminer les communautés juives d’Europe, mais aussi toute trace de vie juive d’avant-guerre, brûlant, saccageant, documents et objets rituels. Puis, quand ils sentent l’imminence de la fin de la guerre, ils tentent d’effacer toute trace de leurs crimes et détruisent une grande partie des archives, surtout les archives administratives, que sont les registres des camps d'extermination, des listes des déportés, des informations sur les rafles et les déportations…
A la recherche du passé
Pour tenter de collecter le plus d’informations, Yad Vashem a mis sur pied une campagne en 2011 : « rassembler les fragments » encourage les particuliers à confier leurs documents ou objets d’époque pour la postérité. Ce projet, au départ, temporaire a connu un tel succès, qu’il est toujours d’actualité 10 ans plus tard.
En une décennie, 265 000 articles ont ainsi été collectés. Cela comprend des photos, objets, œuvres d'art ou films d'archives, et bien sûr tout un panel de documents : journaux intimes, documents administratifs, lettres, listes, procès-verbaux, documents juridiques, œuvres littéraires, etc… Autant de pièces qui permettent de mettre en lumière le parcours individuel de nouvelles victimes de la Shoah.
Autre source pour Yad Vashem : l’acquisition d’archives ou les échanges entre fonds. Dès 1946, l’institution envoi des équipes dans des centres d'archives d'outre-mer pour ramener des copies de documents relatifs à la Shoah. D’abord, des photocopies ou des microfilms, puis, avec les années 2000, l’heure est à la numérisation.
Avec l’ouverture des archives du bloc soviétique dans les années 1990, des centaines de milliers de documents sont alors accessibles aux chercheurs de Yad Vashem. Mais ces fonds regroupent des informations sur l’ensemble de la population, pas uniquement sur les communautés juives. Des équipes, sur place, sont chargées de passer en revue les documents pour identifier ceux relatifs aux Juifs. Un travail intensif.
Enfin, impossible de parler des archives sans aborder la Base de données centrale des noms des victimes de la Shoah, forte aujourd’hui de 4.8 millions de noms. Un projet entamé avec les Feuilles de témoignage, sorte de cimetière symbolique pour les 6 millions de victimes juives, qui, pour la grande majorité d’entre elles n'ont pas de sépulture.
Un exemple de réunification familiale
Les Feuilles de témoignage constituent également un outil particulièrement précieux, explique Emmanuelle Moscovitz, responsable de l’acquisition des archives pour l’Europe de l’Ouest et du Sud. Et de relater « une histoire particulièrement émouvante », survenue récemment.
Celle d’Eliyahou Pietruszka, né à Varsovie en 1914. En 1939, avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il s'évade en Union soviétique, laissant derrière lui ses parents et ses frères jumeaux, Zelig et Wolf. Ce dernier lui écrit en 1940 : il s’est évadé en Sibérie, mais Zelig et leurs parents sont internés dans le ghetto de Varsovie. Ce sont les dernières nouvelles qu’Eliahou aura de sa famille.
En 2016, un de ses petit-fils fait des recherches sur la Base de données des noms de Yad Vashem - disponible en ligne depuis 2004 et en français depuis 2017. Il y découvre une Feuille de témoignage remplie par Wolf Pietruszka, en mémoire de ses parents et ses deux frères, Zelig et Eliyahou. Après la guerre, Wolf et Eliyahou étaient tous deux persuadés d’être le seul survivant de la famille. Le premier s’installe en Russie, pendant que le second immigre en Israël et fonde une famille à Kfar Saba.
Suite à la découverte de cette Feuille de témoignage, le petit-fils d'Eliyahou tente de prendre contact avec Wolf, malheureusement décédé en 2011. Mais il retrouve la trace de son fils, Alexandre. Fin 2016, à l’âge de 102 ans, Eliyahou pourra ainsi retrouver son neveu, lors d’une réunification familiale à Yad Vashem. L'émotion d’un homme de 102 ans, qui avait cru sa vie durant avoir perdu toute sa famille dans la Shoah.
Un travail d’enquête
Emmanuelle Moscovitz avance l’étude d’un autre cas pour illustrer le travail des archives. Tout commence par une Feuille de témoignage de 1957. Elle ne comporte que peu d'informations. Nom de la victime : Grinman ; prénom : inconnu ; date de naissance imprécise ; on mentionne un homme d’environ 50 ans, originaire de Lettonie, directeur d’école et père de trois enfants. La Feuille de témoignage a été remplie par un voisin du village.
Avec l’ouverture des archives du bloc de l'ancienne Union soviétique, les chercheurs de Yad Vashem ont accès aux fonds lituaniens. Dans les Archives nationales de Riga, ils trouvent des archives du ministère de l'Éducation contenant des documents sur Boris Grinman : deux photos, dont une du 19 juin 1922, une carte étudiante datée de 1922, et un curriculum vitae, lorsqu'il intègre une école à Liepāja en Lettonie. D’autres fonds, comme celui des Archives historiques de Riga, vont aussi permettre aux chercheurs de localiser des éléments biographiques sur sa famille : sa femme Sheina et ses trois enfants, Ester, Léa et Ariel, nés en 1923, 1926 et 1934. Mais également son passeport, daté de 1924, ou encore son adresse en 1938 : 51 rue Palado à Liepāja. Progressivement, les pièces du puzzle s’assemblent pour reconstituer l’histoire de Boris Grinman.
« La dernière documentation le concernant provient d'une source allemande », pointe Emmanuelle Moscovitz, « il s’agit d’un document administratif nazi, daté de 1941, sur lequel figurent Boris Grinman, Sheina Grinman, Ester, Ariel et Léa Grinman, soit tous les membres de la famille, et leurs dates de naissance. Ce qui permet de recouper avec certitude les informations déjà enregistrées ». Entre août et décembre 1941, la communauté juive de Liepāja sera massacrée. Parmi les victimes : la famille Grinman.
« A partir d’une simple Feuille de témoignage datée de 1957, et grâce au travail des équipes de Yad Vashem dans les archives en Lettonie, nous avons pu donner un visage à cette victime, et reconstituer son parcours, mais aussi rajouter quatre noms à la liste des victimes, ceux de sa femme et ses trois enfants », ponctue Emmanuelle Moscovitz.
Pour en savoir plus sur les archives de Yad Vashem, cliquez ici.
Ce Blog a été rédigé à partir d’une conférence en ligne d’Emmanuelle Moscovitz.