Réflexions sur la notion de temps pendant la Shoah. Ou comment les nazis ont privé les Juifs du contrôle de leur existence
Le temps est une notion centrale dans nos existences modernes. C’est ce qui permet à l’homme de construire ses journées, planifier, organiser. On peut prendre son temps, ou le perdre. Mais on ne peut l’arrêter, l’accélérer, revenir en arrière, ou faire un saut en avant. On se contente d’obéir à ses règles. Si nombre de philosophes se sont interrogés sur la façon de lui échapper, tous s’accordent à dire que contrôler son temps, c’est contrôler sa vie.
Récemment, Yad Vashem, organisait un séminaire de trois jours sur "La dimension temporelle pendant la Shoah". Plusieurs participants se sont succédé pour aborder différents aspects du sujet.
En prenant les rênes de l’Allemagne, en 1933, les nazis vont imposer leur gestion du temps. Parmi leurs premières prérogatives : l’établissement d’un nouveau calendrier, avec l’instauration de dates-clés, généralement centrées autour d’Hitler. Guy Miron, chercheur à Yad Vashem, explique ainsi :
“Les nazis ont procédé à une nazification du temps”.
Le 20 avril par exemple est célébré le Führergeburtstag, l’anniversaire du Führer, qui deviendra jour férié en 1939. Le 30 janvier marque l’accession au pouvoir d’Hitler, et le 9 novembre commémore son putsch en Bavière, puis la fatidique Nuit de Cristal. Le régime multiplie ainsi les dates anniversaires, commémorations, et s’en approprie d’autres, comme le 1er mai et le 25 décembre soudainement rattachées à l’idéologie du national-socialisme.
Un calendrier revu, saturé, qui illustre bien l’obsession du temps pour les nazis, investis d’une mission qu’ils ont à cœur d’accomplir, et vite. Miron poursuit :
“Le nazisme veut s’opposer au statisme, à l’immobilisme. Il est animé d’un sens de l’immédiateté”.
Pour les hommes du Führer, tout doit se passer ici et maintenant. Et en parallèle de cette frénésie d’action nazie, à ce besoin pressant d’activité, les Juifs, eux, sont confinés dans la passivité, l’expectation, avec toute l’emprise psychologique qui les accompagnent :
“Les Juifs subissent la notion du temps des Allemands, sans savoir ce qui les attend, et quand”.
Dans les années 1930, Kurt Rosenberg, un important avocat de Hambourg, a tenu un journal qui rend compte de la vie quotidienne sous les nazis. En 1935, déjà conscient de l’absence d’avenir pour les Juifs d'Allemagne, il insistait sur la notion du temps : “nous vivons dans un avenir sans horizon, à attendre et attendre encore, sans aucune certitude sur l’issue”.
Le temps, l’essence de la vie
Aux supplices de l’incertitude et de l’expectative, s’ajoutent les initiatives à prendre sur-le-champ. Les Juifs sont soudain amenés à prendre des décisions cruciales desquelles dépendait leur avenir, en un instant. “Une situation impensable”, pointe Guy Miron.
Sous la politique rapide des nazis, les Juifs se retrouvent sous un rouleau compresseur, et se referment sur leur calendrier, explique le chercheur.
Car de tous temps, les Juifs ont montré un attachement à leur calendrier, même ceux éloignés de la religion, et plus encore sous le régime nazi. A partir de 1933, avec l’avènement du national-socialisme, les Juifs allemands se fédèrent autour de leurs grandes fêtes. “Plus les politiques anti-juives s’intensifient, plus les Juifs se rapprochent de leur calendrier et des dates-clés qui rythment leur cycle de vie”, note Guy Miron.
Le calendrier symbolise le cycle de vie, les repères familiaux et communautaires, précise David Silberklang, historien au Centre international de recherche sur la Shoah :
“Le fait de contrôler son temps est quelque chose de rassurant. Chaque individu sait à quelle heure il se lève, va travailler, se couche. Cela donne la sensation d’être protégé”.
Et de revenir sur le processus de déshumanisation mis en place par les nazis. Quand les Juifs arrivent dans les camps, ils sont rasés et perdent alors leur personnalité ; à leur nom se substitue un numéro, pour les rendre anonymes ; et pour en faire des êtres totalement dépendants, privés du contrôle sur leur vie, on leur ôter toute gestion du temps.
Le paroxysme du phénomène a sans doute été atteint pour ceux confinés des jours, des mois, des années durant, dans des cachettes. Parfois dans une totale obscurité, incapables de discerner le jour de la nuit. Et toujours dans cette attente, cette dépendance du sauveur, dont on ne savait jamais précisément si et quand il allait pouvoir venir, pointe David Silberklang.
C’est incontestablement pour cette raison, qu’en dépit des restrictions et des dangers encourus, qu’ils soient en fuite, dans les camps, dans les ghettos, nombre de Juifs se sont échinés à fabriquer des calendriers. Pour ne pas se sentir complètement dépossédés et tenter de rester maîtres de leurs existences.
Car dans tout ce chaos émotionnel, et ce manques de repères temporels, les Juifs ont toujours été animés d’un souci de perpétuité, d’une volonté de continuité, préoccupés par ce qu’il allait advenir des générations à venir. Nombreux sont ceux qui ont consigné des journaux intimes, compilé des lettres :
“Ils voulaient conserver une certaine notion du temps pour l’avenir, laisser une trace, un témoignage, pour que le monde et leurs descendants puissent savoir ce qui s'était réellement passé, une fois que tout sera fini”.