“Une fois sur place, je me suis effondré en larmes comme un enfant, prenant conscience que mon père était en cendres, ici”.
- Jacques Barszcz, à Auschwitz, en 2005
Aron Barszcz voit le jour à Kutno, en Pologne, le 24 mars 1898. Comme beaucoup de jeunes Polonais de sa génération, lassé des menaces et violences qui pèsent sur les Juifs polonais, il se laisse tenter par les sirènes de la France et immigre seul à Paris au début des années 1930, avant d’être rejoint par son frère Sender, né en 1906. Un soir, Aron dîne avec des amis au restaurant et rencontre Rosa Grunwald, Juive autrichienne née à Vienne en 1908, originaire d’une famille juive pratiquante, installée elle aussi dans la capitale française.
Les deux jeunes gens se marient et s’installent au 54 rue Godefroy-Cavaignac, dans le 11è arrondissement de Paris. Leurs trois enfants, Jacques (né en 1934), Germaine (née 1939) et Lucien (né 1941) naissent avec la nationalité française. Aron travaille à domicile comme tailleur et Rosa l’assiste. Jacques est inscrit à l’école communale du quartier, au 21 rue Keller. Le foyer Barszcz est laïc ; entre eux, les parents parlent yiddish et allemand.
Quand la guerre éclate en septembre 1939, Aron, de nationalité polonaise, s’engage dans les rangs de la Légion étrangère. Rosa reste avec les enfants à Paris. De temps en temps, Aron dispose de permissions qui lui permettent de rendre visite à sa famille. En août 1941, alors qu’il est chez lui, on frappe à la porte. Il ouvre, pensant qu’il s’agit du préposé au gaz venu faire un relevé. Un policier français se présente et lui ordonne de préparer ses affaires.
Jacques, 8 ans à l’époque, revoit son père se saisir d’un bout de tissu et s’asseoir à sa machine à coudre pour confectionner, à la hâte, un sac dans lequel il jettera quelques effets. Rosa envoie Jacques prévenir Sender, le frère d'Aron, que ce dernier est arrêté. Le jeune garçon s’exécute pendant que son père prépare ses affaires. Quand il revient, il voit, en bas de chez lui, un groupe d’hommes attroupés sur le trottoir. Parmi eux : Aron et son sac de fortune. Inconscient de ce qui est en train de se passer, le jeune garçon lui adresse de loin un signe de la main. C’est la dernière fois qu’il voit son père. Il lui faudra des années pour accepter son décès : jusqu’aux commémorations pour le 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz, auxquelles il assiste. Il racontera à ses filles :
“Une fois sur place, je me suis effondré en larmes comme un enfant, prenant conscience que mon père était en cendres, ici”.
Aron Barszcz est conduit à Drancy, d’où il est par la suite déclaré disparu par les autorités françaises. Il sera l’un des passagers du convoi 1 parti de France le 27 mars 1942, pour Auschwitz, où il trouvera la mort le 19 mai 1942.
Confiés à L’UGIF
Après l’arrestation de son mari, Rosa Barszcz a l’idée d’installer un cadenas à l’extérieur de son appartement parisien. Jusqu’en novembre 1943, la voisine de palier vient chaque soir enfermer la famille de l’extérieur et leur ouvrir le matin : personne ne peut penser qu’une famille juive se cache à l'intérieur. Quand les risques deviennent trop grands, Rosa décide de confier ses enfants à l’UGIF (Union générale des Israélites de France) en vue de les placer dans des familles non juives.
Germaine, la jeune sœur de Jacques, se souvient de leur arrivée au foyer de l’UGIF, au 11 rue Lamarck, dans le 18è arrondissement de Paris. Elle revoit en particulier la salle du réfectoire avec ses longues tables sur lesquelles sont dressés des bols et des assiettes en émail bleu, écaillés. Là, les trois enfants Barszcz resteront quelques jours, le temps que Lucienne Clément de l’Epine vienne chercher Jacques et Germaine pour les mettre à l’abri en Normandie. Lucien, lui, est envoyé à l'hôpital : il souffre d'hémophilie dont il décèdera le 13 mai 1946.
Pendant l’Occupation, Lucienne Clément de l’Epine a travaillé infatigablement avec le réseau de résistance juive de la Wizo, à Paris. Elle a ainsi sauvé plus de 150 enfants de la déportation en les cachant dans des familles d’accueil et leur distribuant de faux papiers d’identité. Elle sera reconnue Juste parmi les Nations le 1er mars 1990.
Quand Lucienne vient chercher Jacques et Germaine à la rue Lamarck, la fillette est envahie par l’émotion. Inquiète de ce qui l’attend, elle se met à pleurer, mais refuse d'avouer ses craintes à son frère qui l’interroge : “j’ai un rhume”, lui répond-elle.
Les enfants sont conduits à Couterne, une commune de l’Orne dans la campagne normande, entre Caen et Le Mans. Jacques est placé chez la famille Vovard : Alphonse, postier, Berthe, blanchisseuse et leurs quatre enfants. Ces derniers accueillent également un autre garçon juif, Bernard Aisenberg dont le père a été raflé en juillet 1942. La famille est stricte, mais prend bien soin des enfants. Jacques, qui connait quelques mots d’allemand a reçu l’ordre formel de Monsieur Vovard de ne jamais parler aux soldats, postés à proximité, qui risqueraient d’avoir des doutes sur son origine. Alphonse et Berthe Vovard seront reconnus Juste parmi les Nations en mai 2010.
Germaine, elle, est placée chez Gilberte Benoist, dans le même village, avec Maurice, le frère de Bernard Aisenberg. Elle se souvient d’une famille particulièrement aimante, qui la traite avec affection. Germaine et Jacques, pourtant tous les deux à Couterne, ne se rencontrent pas pendant cette période. Ils ne se retrouvent qu’à la Libération.
Une dame de noir vêtue
Après avoir mis ses enfants en sécurité, Rosa Barszcz reste à Paris. Elle se cache dans une chambre attenante à un restaurant tenu par sa tante. Dénoncée, vraisemblablement par la concierge, elle est arrêtée le 26 juin 1944 et déportée pour Auschwitz par le convoi 76 du 30 juin 1944. Rosa fera partie des quelques rares rescapés de ce camp de la mort.
Si elle recouvre la liberté, elle se mure dans le silence. De son année passée à Auschwitz, elle ne racontera rien, pas même à ses enfants. Ses seules allusions au camp seront pour dire qu’elle a été “suffisamment privée” et une anecdote dont sa fille se souvient : un jour, blessée à la jambe, l’infirmière lui aurait conseillé d’uriner sur sa plaie pour la faire cicatriser. Selon Germaine, sa mère doit sa survie dans le camp à ses talents de couturière et sa maîtrise de l’allemand. Elle déclare aujourd’hui :
“Nous ne savons pas grand-chose. Nous ne posions pas de question, la Shoah était un sujet que l’on n’abordait pas.”
Le retour dans le monde des vivants est très dur pour Rosa, revenue dans un état pitoyable après une marche de la mort éprouvante. A la fin de la guerre, ses enfants sont placés : Germaine vit d’abord chez une cousine de sa mère dont le mari est prisonnier de guerre, puis, rejoint Jacques à l’orphelinat de Rothschild à Paris. Le seul moment où ils seront ensemble. C’est là aussi que Germaine revoit sa mère de retour de déportation. Elle se souvient :
“Tout le monde se réjouissait, j’entendais les enfants et les moniteurs crier ‘la mère de Germaine est revenue’, mais moi, je ne voulais pas approcher cette dame de noir vêtue, que je ne reconnaissais pas.”
Rosa Barszcz ne vivra plus jamais avec ses enfants. Les sévices psychologiques endurés pendant la Shoah l’empêcheront de recréer des liens avec les siens. Pendant des années, elle sera soignée en hôpital pour raisons de santé, laissant la garde de Jacques et Germaine à diverses maisons d’enfants : le château de la Guette de la baronne de Rothschild, puis La Versine pour Germaine, le Moulin à Moissac pour Jacques... Enfermée dans son silence et sa souffrance, Rosa a vécu dans son monde à elle : “Elle était devenue comme une étrangère pour nous”, raconte Germaine. Les rapports avec ses enfants sont restés tendus tout au long de sa vie. Des années plus tard, Rosa se confiera à sa belle-fille Rina Ouaknine, l’épouse de Jacques, sous le sceau du secret. Par la suite, la famille apprendra que Rosa a servi de cobaye pour des vaccins.
Jacques et Germaine resteront toujours très proches. Quand, au début des années 1950, leur grand-mère rescapée du camp de Theresienstadt avec deux de ses filles et partie s’installer aux Etats-Unis, propose de leur envoyer des visas pour la rejoindre, Jacques refuse car il aspire à faire les Beaux-Arts. Germaine décide de rester à Paris, avec son frère. Rosa restera près de ses enfants.
Une fois ses deux bacs en poche, Germaine décide de partir en Israël en 1959. Elle a 20 ans. Elle rencontre Itzhak Orgad une semaine après son arrivée et l’épouse en 1960. Ils travailleront ensemble, lui comme agent d’assurances et elle comme sa secrétaire-comptable. Installés à Yoknéam, ils élèveront 4 enfants qui leur donneront 10 petits-enfants. Jacques, artiste peintre, qui vit à Paris, est le père de 3 filles nées de son union avec Rina Ouaknine, Juive marocaine arrivée en France en 1948, alors que sa famille rejoignait le jeune Etat d’Israël. Il a 5 petits enfants. Pendant des années, Jacques et Rina s’occuperont d’enfants juifs orphelins, soit pour les accompagner en Israël, soit ensuite, dans des maisons d’enfants du Fonds social juif unifié.
En 1999, Germaine, devenue Lia Orgad, a rempli une Feuille de témoignage à la mémoire de son père Aron Barszcz. Le frère d'Aron, Sender, a été déporté à Auschwitz par le convoi 4 au départ de Pithiviers, le 25 juin 1942. Sa fille Jacqueline, née en 1933, a été déportée par le convoi 21 au départ de Drancy pour Auschwitz, le 19 août 1942. Ils ne sont jamais revenus.