“Mon papa était venu de Pologne le 26 octobre 1931 ; il y est reparti le 27 mars 1942, déporté par le premier convoi vers Auschwitz. Je n’avais que onze mois, il n'avait pas 33 ans”.
- Jacqueline Reznik-Elgrably à popos de son père Motel Reznik
Mordechai (Motel en yiddish) Reznik voit le jour en Pologne en août 1909, à Wlodzimierzec, centre hassidique qui sera totalement englouti pendant la Shoah. Quatrième enfant de Chaim Szmul et Estera Reznik, après Lifcha (née en 1903), Rachel (née en 1905) et Sheindel (née en 1908), plus jeune et seul garçon de la fratrie, il grandit choyé par ses sœurs et des parents prêts à tout pour qu’il réussisse. Motel suit de brillantes études à Vilna et donne quelques temps des cours d’instruction religieuse. Les difficultés économiques que connaît la Pologne et l’hostilité vis-à-vis des Juifs le poussent à partir en France. Il y arrive en novembre 1931, admis à l’Institut polytechnique de Grenoble, mais s’inscrit finalement en dessin industriel à l’institut technique de Normandie, à Caen. Il traverse les années qui suivent, entre études et petits boulots, d’abord à Caen puis à Paris. En 1936, au terme de cinq ans passés en France, il dépose une demande de naturalisation. Dans son dossier, Motel déclare s’être “vite intégré à la vie et à la culture françaises” et “souhaite devenir au plus tôt citoyen français”, évoque son aptitude à faire son service militaire. Sa demande n’aboutit pas, et sera de nouveau rejetée en 1939, sans explication. Une grande déception pour Motel. Mais un autre événement lui apporte consolation : sa rencontre en 1938 avec Cypora Ciechanower.
Motel, Cécile et Jacqueline
Cypora est elle aussi née en Pologne, à Varsovie. Elle voit le jour le 24 février 1916, cinquième et plus jeune d’une famille juive de filiation rabbinique. Sa mère, Sarah, est modiste et son père, Jacob, professeur d’hébreu. Devenu paralysé suite à une attaque cérébrale, ce dernier décède en 1926. Sarah doit alors travailler dur pour faire vivre la famille. Cypora se souviendra des hivers glacials dans la Pologne de son enfance, de ses mains couvertes d’engelures qui la faisaient souffrir et qu’elle enroule dans des bouts de chiffon. Elle racontera les enfants polonais qui se moquaient des marchandes de rue juives et leur lançaient des pierres dans la Varsovie des années 1930. L’adolescente est sensible et délicate, amatrice de chant ; elle étudie dans une école juive de la ville.
En juin 1937, elle arrive chez sa sœur et son beau-frère, Lea et Max Fried, venus s’installer dans le 13è arrondissement de Paris après l’accession au pouvoir d’Hitler. Elle a 22 ans et ne se doute alors pas qu’elle ne reverra jamais sa mère et le reste de sa famille. Pour faciliter son intégration, Lea et Max veulent franciser son prénom : Cypora devient Cécile, mais ne se départira jamais de son léger accent yiddish. En 1938, elle s’inscrit en lettres à la Sorbonne. C’est aussi l’année où elle rencontre Motel Reznik, probablement chez des amis communs. Il travaille alors comme chapelier pour la maison Paris-Vogue et habite au 23 rue Michel-le-Comte, dans le 3è arrondissement.
Le 19 avril 1939, Motel adhère au Groupement des étrangers volontaires pour la défense de la nation française. En septembre, avec l'entrée en guerre de la France contre l’Allemagne, il souhaite s’engager dans l’armée française. Là encore, il sera refusé.
Le 24 février 1940, Motel épouse Cypora/Cécile qui célèbre ce même jour ses 24 ans à la mairie du 3è arrondissement de Paris. Le jeune couple aura bien peu de temps à vivre ensemble : leur vie conjugale dure 18 mois à peine. Ils s’installent rue Michel-le-Comte. Pour les besoins de son nouveau ménage, Motel se rend aux puces de Clignancourt et achète un lit, une armoire, et une table de nuit coordonnés, qu’il transporte sur une petite charrette.
Leur fille Jacqueline voit le jour le 3 avril 1941, à l’hôpital Rothschild, dans le 12è arrondissement. Ils vivent tous les trois dans un ancien hôtel particulier reconverti en logements modestes. Leur appartement de 2 pièces, se compose d’un atelier, d’une chambre à coucher avec un coin-cuisine et son réchaud à gaz, et des toilettes privées, à l’intérieur. Il est en permanence envahi par la fumée de l’imposante machine à vapeur, sous laquelle les chapeaux de feutre prennent forme.
Ce mois de juin 1941, Motel sort faire un tour pour acheter des cigarettes et passer à Paris-Vogue. Son absence s’éternise. Cypora attend en préparent le repas, quand deux voisines juives viennent la prévenir que son mari a été arrêté par la police française, lors d’un contrôle d’identité. Motel est d’abord conduit au commissariat de la rue Beaubourg, puis à la caserne-prison des Tourelles-Lilas, dans le 20è arrondissement. Le 22 août, il est transféré au camp de Drancy, bâtiment 1, escalier 1, 3e étage.
“Je pars à destination inconnue, on dit que c’est pour travailler”
De ce camp de transit de la région parisienne d’où partiront l’essentiel des convois de déportation vers l’Est, il écrira 15 lettres à sa femme, signées Max, le prénom français qu’il s’était choisi, comme celui de son beau-frère. La première, date du 1er septembre 1941 :
“Je viens te dire que ma santé est bonne, aussi le moral est excellent, plein d’espoir pour des jours meilleurs. La seule chose qui m’inquiète, c’est plutôt ta propre santé et celle de notre cher bébé, que je ne peux ni m’occuper de vous, ni même vous voir. Alors ma chérie, tâche de conserver ton sang-froid pour que tu puisses te remettre en santé et bien soigner notre chère Jacqueline ; du reste ne pense même pas. Je règlerai tout après ma libération”.
Le 20 octobre, Motel réclame une photo de Cypora et Jacqueline. “Tâche d’être gaie et souriante”, demande-t-il à sa femme. Elles iront se faire photographier chez un photographe.
Les premiers temps, Motel tente de réconforter Cypora, anéantie par son départ. Il l’enjoint à ne pas perdre espoir, à garder courage, s’inquiète de son sort. Comment va-t-elle ? A-t-elle reçu ses allocations ? Il se languit de Jacqueline, qu’il aimerait tant tenir dans ses bras, elle qui n’avait pas trois mois lors de son arrestation. Il réclame aussi des provisions, des vêtements, demande des nouvelles des proches.
Le temps est long pour Motel, l’attente interminable. Au fil des mois, ses lettres et sa belle écriture claire et nette, lui dont le français n’est pourtant pas sa langue maternelle, traduisent sa lassitude et son incompréhension. La faim, la fatigue, le désespoir s’invitent dans son quotidien. Le 30 janvier 1942, il écrit :
“Quand est-ce que cela va prendre fin ? Je me le demande, ma chérie, pour moi c’est long et cafardeux, si j’avais des ailes...”
Puis, le 14 février :
“Si tu savais la solitude dans laquelle je me trouve ici... Toi et ma Jacqueline très aimée vous êtes tout pour moi, je vous cherche jour et nuit. Six mois de séparation et, le diable le sait, combien cela va durer encore ? Toute une vie ? Et pourquoi ? Quel crime nous avons commis ? Mais ça va ‘passer’, c’est forcé. Et après, pour nous aussi la vie. Tiens mon chou, et je tiendrai aussi... Rien d’autre de ma vie ici. Elle est monotone, peu de changement, à part qu’il me semble qu’on nous prépare pour aller au travail, ou non ?”.
Le 26 mars 1942, veille de sa déportation vers l’Est, Motel adresse un dernier courrier à sa femme, affranchi d’un timbre à l’effigie du maréchal Pétain. Ce sera son dernier signe de vie :
“Avec un cœur plein de décisions, je viens t’annoncer une nouvelle qui est peut-être très frappante sur le moment mais espérons que ça donnera meilleur résultat que jusqu’à présent : je pars à destination inconnue, on dit que c’est pour travailler... J’ai été reconnu apte, de bonne santé pour le travail. Ne pleure pas ma chérie, je vais tout faire pour garder ma santé et le bon retour à toi et à ma chère enfant. Ne t’inquiète pas si tu n’auras pas de correspondance... Toi ma chère femme tu t’arrangeras à la maison comme tu pourras et je reviendrai à toi. Mes meilleurs vœux, les plus longs baisers à toi et Jacqui pour son anniversaire.”
Le 27 mars 1942, Motel embarque à bord du premier convoi parti de France pour Auschwitz. A son arrivée, il reçoit le matricule 27 827. Il s'éteint deux mois et demi plus tard, le 13 juin 1942.
Une difficile reconstruction post-Shoah
Après avoir vécu quelques temps chez sa sœur et son beau-frère Lea et Max, rue Saint-Martin, Cypora revient avec Jacqueline à son domicile de la rue Michel-le-Comte. Elle se sentait trop seule face à ce couple gai et heureux, sa sœur n’aura pas su la réconforter, racontera Jacqueline. Mère et fille échappent à la rafle du Vel d’Hiv, mais de sa fenêtre qui donne sur la cour de l’immeuble, Cypora voit ses voisins juifs arrêtés.
En avril 1943, elle cache Jacqueline chez des paysans, à la campagne. La fillette n’en gardera que peu de souvenirs, mais se souvient avoir vécu chez “au-moins 2 familles”, des endroits ni très confortables, ni très propres, caractérisés par un flagrant manque d’hygiène.
De son côté, Cypora restée à Paris échappe aux rafles, se terre, erre de cache en cache. Après la libération, en août 1944, elle se retrouve dans une grande précarité. Elle n'a plus rien. Elle se réinstalle rue Michel-le-Comte, dans un appartement pillé par les Allemands pendant la guerre et travaille comme mécanicienne en tricot. Jacqueline reste à la campagne jusqu’au début de l’année 1945.
Comme pour beaucoup, la fin de la guerre ne signe pas la fin des tourments pour Cypora : elle doit faire face à la confirmation de la mort de son mari Motel et à la découverte de l’ampleur des pertes familiales. Ses nerfs fragiles et les épreuves endurées affecteront sa santé physique et nerveuse. Elle sera hospitalisée pour dépression.
Jacqueline est inscrite à l’école communale de filles rue de Montmorency dans le 3è arrondissement de Paris. En avril 1948, elle est prise en charge par l’OPEJ (œuvre de protection de l’enfance juive) et placée à la maison d’enfants de Rueil-Malmaison :
“Je ne pouvais pas être comme les autres, je ne pouvais pas rire comme les autres. J’étais toujours un peu triste, un peu ou beaucoup ‘ailleurs’.”
La fillette aimerait tant pouvoir vivre avec sa mère, mais cette dernière pense préférable de la laisser grandir au grand air et en collectivité.
En 1968, Jacqueline rencontre Moshé Elgrably, Juif originaire du Maroc. Ils se marient le 15 juin 1969, auront 2 filles, et une petite-fille.
En 1993, Jacqueline a rempli une Feuille de témoignage à la mémoire de son père, Motel Reznik, auprès de Yad Vashem. En 2012, elle sort des tiroirs les documents d’archives conservés par sa mère. Elle lit pour la première fois les lettres rédigées par son père à Drancy, “avec des larmes et tant de peine”. Au terme de longues et assidues recherches et grâce à l’initiative "Ecoute, Mémoire et Histoire" de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, elle écrit un livre Réveil tardif d’une enfant cachée, qui raconte, en détail, l'histoire de ce père qu’elle n’a pas eu le temps de connaître et de sa famille.
Cypora Reznik est décédée à Paris, en février 2006, entouré de l’amour inconditionnel de sa fille qui n’aura pas eu la force de partager avec elle son travail de mémoire.