“Tu es Juif, Tu dormiras sur la planche, Tu ne mangeras point à ta faim, La chasse aux femmes, La pluche, La fouille, Les signaux par la fenêtre, L’appel dans la cour, Les dépouillements des colis, La tondeuse”
- Les 10 commandements de Drancy, selon Philippe Dzialowski
Philippe Dzialowski voit le jour en 1898 à Lodz, en Pologne, dans une famille juive très pieuse. Après avoir servi dans les rangs de l’armée polonaise lors de la Première Guerre mondiale, il fait le choix de la France, en quête d’un avenir meilleur, et s’installe à Paris, seul, dans les années 1920. La capitale française de l’entre-deux guerres compte une vaste communauté polonaise. Très vite, Philippe s’entoure d’un groupe d’amis et se fait embaucher comme chapelier chez Kelman Neymiller qui possède un atelier au 3 rue Chapon, dans le 3è arrondissement de Paris.
D’origine polonaise, Kelman et sa femme Iska ont deux enfants français : Anna et son frère, tous deux français. Alors qu’il travaille chez son père, Philippe fait la connaissance d'Anna, née le 31 mai 1905 dans le 12è arrondissement de Paris. Il est séduit. Au bout de quelques temps, les jeunes gens font part de leur souhait de se marier à Kelman. Mais celui-ci refuse et comme en écho à l’histoire des matriarches Rachel et Léa, rétorque à Philippe : “Tu travailleras chez moi 7 ans avant d’épouser ma fille”. A force de patience, Philippe et Anna peuvent convoler en justes noces et s’unissent au 45 boulevard Raspail, au Lutetia, somptueux palace parisien, symbole d’art et de création qui accueille artistes et intellectuels de la rive gauche. Quelques années plus tard, l’établissement sera réquisitionné par la Gestapo avant de devenir, à la fin de la guerre, le centre d’accueil pour les déportés de retour des camps de la mort et leurs familles en quête de nouvelles.
Myriam Dzialowski, la fille de Philippe et Anna, naît en 1930, après cinq bébés morts à la naissance. La famille habite d’abord rue des Filles du calvaire, puis s’installe au 15 rue Trousseau, dans le 11è arrondissement. Le couple a trouvé ses marques dans la capitale française. Ils sont laïcs, mais attachés à leurs racines, entourés de leurs amis juifs polonais avec qui ils célèbrent chaque année les fêtes de Pessah. Myriam se souvient d’une enfance douce et heureuse, bercée par des séjours à Deauville ou à La Baule.
Le train de vie est confortable. A la fin des années 1930, Philippe est voyageur de commerce dans les habits pour enfants. Anna est Premier prix du conservatoire de violon de Paris et saxophoniste à ses heures. Elle joue dans des orchestres et se produit lors de concerts, essentiellement le soir. C’est Philippe surtout qui s’occupe de Myriam. Cette dernière se rappelle de ses sorties main dans la main avec son père, dans les rues du Paris d’avant-guerre, bien souvent pour aller au cinéma.
“Embrasse notre fille pour moi”
En septembre 1939, la guerre éclate. Philippe s'engage dans l’armée. Myriam est placée en pension en Bretagne et Anna séjourne chez amis à Argenton. Avec la démobilisation générale, Philippe est libéré et tout le monde réintègre l’appartement de la rue Trousseau.
Pendant les vacances, les Dzialowski ont pris l’habitude de se rendre dans un camp à Chevreuse, dans les Yvelines. Ils y louent un petit bungalow où Myriam et sa mère passent la semaine, tandis que Philippe vient les rejoindre chaque fin de semaine. Ce vendredi 22 août 1941, Anna et Myriam l’attendent en vain. Deux jours plus tôt, le mercredi 20 août, Philippe a été arrêté à son domicile, rue Trousseau et conduit directement à Drancy. Il a pu emporter quelques affaires à la va-vite. Selon les registres, il avait 170 Francs sur lui.
A côté de Drancy, se trouvait un petit café. Depuis la cour de l’établissement, moyennant finances, on pouvait apercevoir les détenus. Myriam se souvient y être souvent venue, avec sa mère, à une heure convenue avec son père, pour le voir à la fenêtre de sa chambre.
A ses longues heures perdues, Philippe, qui avait pourtant fait le choix de la laïcité, fabrique des statuettes en bois aux symboles religieux. Il revisite également les 10 commandements de la Bible adaptés à son mode de vie à Drancy : “Tu es Juif, Tu dormiras sur la planche, Tu ne mangeras point à ta faim, La chasse aux femmes, La pluche, La fouille, Les signaux par la fenêtre, L’appel dans la cour, Les dépouillements des colis, La tondeuse”. L’homme est rongé par un questionnement intérieur.
Puis, Philippe est envoyé à Compiègne d’où il écrit quatre lettres à sa femme. Il réclame des denrées alimentaires, des vêtements, de l’eau de Cologne, des biscuits. Sur une lettre du 10 mars 1942, Philippe écrit :
“Je te demande de m’envoyer une bonne paire de chaussures, car les deux paires que j’ai sont trouées et prennent l’eau. Tache de m’envoyer une bonne paire, taille 43, mais quelque chose de solide... Tache aussi de m’envoyer un pain et un paquet de biscuits, car j’ai faim depuis six mois.”
“Cela ne ressemblait pas à mon père, lui qui était si fort, courageux”, raconte aujourd’hui Myriam.
Philppe raconte brièvement son quotidien, s’enquiert de nouvelles des uns et des autres et s’inquiète surtout de ne pas avoir de réponse d’Anna à ses courriers. Il réclame à sa femme une photo d’elle et de leur fille. Dans un courrier du 11 mars, le dernier reçu par Anna, il s’inquiète pour elle :
“Dis-moi tout ce que tu fais en ce moment, si tu travailles et notre fille, que devient-elle ? Tu ne peux pas t’imaginer avec quelle inquiétude je suis ici. Je crois que d’ici quelques jours Papa sera parmi vous et pourra te dire toutes les souffrances que nous avons. En attendant d’avoir de tes nouvelles, je t’embrasse bien fort.”
Philippe termine toutes ses lettres en faisant part de son souhait d’être parmi les siens et sollicite sa femme : “Embrasse notre fille pour moi”.
Après l’arrestation de Philippe, Anna part habiter avec Myriam chez son père, divorcé de sa mère et remarié avec une Juive allemande. Elles sont chez lui dans la nuit du 11 au 12 décembre 1941, quand on frappe à la porte. Myriam a 12 ans. Elle revoit encore ces hommes de la Gestapo, avec leur grand manteau noir et leur plaque en fer qui embarquent son grand-père. Kelman Neymiller fait partie des 743 juifs arrêtés à Paris lors de la rafle des notables du 12 décembre 1941. Il est conduit au camp de Compiègne où il retrouve son gendre Philippe. Ce dernier annonce d’ailleurs dans une lettre la libération de Kelman :
“Il est question que d’ici quelques jours, tous les hommes au-dessus de 55 ans seront être libérés. Donc papa aura la chance de revenir parmi vous, ce qui me fera grand plaisir. Quant à moi, je me porte bien...”
En raison de son âge (il est né en 1883), Kelman aurait dû être relâché. Il sera pourtant déporté pour Auschwitz du camp de Pithiviers par le convoi 35 du 21 septembre 1942. Un aller sans retour.
Argenton-sur-Creuse, Paris, Jérusalem
Après l’arrestation de son père, Anna place Myriam dans un village des environs de Paris, chez une famille catholique, pendant qu’elle, reste à Paris. Un soir, une de ses connaissances lui dit : "Ne rentre pas à la maison”. Elle part alors chercher Myriam à la campagne, puis fait appel à un passeur pour passer la ligne de démarcation. Au total, un périple de 45 kms à pied effectué en groupe. Le lendemain, le même passeur sera arrêté avec tous ses passagers clandestins. Arrivées en zone libre, Myriam et sa mère prennent le train pour arriver jusqu’à Argenton-sur-Creuse.
Là, Anna travaille à mairie. Grâce à sa belle écriture, elle se voit confier la rédaction des actes d’état-civil, et, avec l’intervention du maire, reçoit de faux papiers : elle prend pour patronyme le prénom de son mari et devient Anne-Marie Philip, également le nom d’artiste qu’elle utilisait pour se produire sur scène avant la guerre.
Même dans la clandestinité, Anna n’a jamais fait part de ses inquiétudes à Myriam. La fillette ne manque de rien. Elle se souvient de ses deux années passées à Argenton comme d’une époque dorée, où elle aimait aller pêcher sur la Creuse. Anna donne des cours particuliers de violon qu'on lui paye avec du lait frais ou des œufs. Mère et fille bénéficient d’un réel soutien de l'ensemble de la population. Le curé de la ville, ancien élève des beaux-Arts, accueille Myriam dans son centre aéré où les enfants apprennent le chant ou à fabriquer des pipeaux en bambou. L'adolescente continue sa scolarité et décroche son certificat d’études en 1943.
A la fin de la guerre, Anna espère le retour de son mari. Philippe a été déporté par le premier convoi parti de France, le 27 mars 1942, pour Auschwitz. Il y est décédé un mois après son arrivée, le 27 avril 1942.
Myriam observe ses amis partir les uns après les autres pour Israël. Elle les imite en 1948, à 16 ans. Elle s’installe dans le tout jeune Etat et devient artiste peintre. Elle rencontre son mari Moshé Nir et fonde une famille à qui elle transmet la fibre artistique. Elle a 2 enfants - Ofer qui porte Philippe comme deuxième prénom en hommage à son grand-père et Yaël, qui dessine également - 5 petits-enfants dont deux étudient à l’école d’art de Bezalel et 2 arrière-petits-enfants.
En 1995, pour la Bar-Mitsva (célébration de la majorité religieuse) de son petit-fils Assaf, le fils de Yaël, Myriam s'est rendue en famille à Argenton, pour un retour aux sources. Elle a reconnu les lieux, mais n’a pu rencontrer aucune de ses anciennes connaissances. Elle et sa mère ont toujours voué une reconnaissance infinie à cette localité de la Creuse. Myriam avait même souhaité lui faire obtenir le titre de Juste parmi les Nations décerné par Yad Vashem, mais la reconnaissance ne s'attribue qu’aux particuliers.
Myriam Nir, qui vient de fêter ses 92 ans, vit désormais à Haïfa après une vie passée à Jérusalem. Chaque année, à l’occasion de Yom Hashoah, elle avait pris l’habitude se rendre au Mémorial de la déportation française de Roglit, où sont gravés les noms de son père et de son grand-père maternel. En 1984, Anna qui était venue rejoindre sa fille en Israël a rempli des Feuilles de témoignage à la mémoire de son mari Philippe Dzialowski et de son père Kelman Neymiller. Anna est décédée en 2006 en Israël.