“Mon père était mon modèle, à tout point de vue. Il incarnait la force et la sécurité, prenait soin de sa femme et de sa petite-fille. Il croyait pouvoir aider le monde”.
- Jacqueline Schochat-Rebibo, à propos de son père Henri Guilel Schochat
Henri Guilel Schochat voit le jour en Lituanie, le 22 octobre 1902, quatrième enfant d’une fratrie de cinq. Ses parents Ethel et Svi habitent au 30 rue Nirmouna, à Kovno, un quartier qui sera totalement bombardé après 1941.
Après un séjour en Finlande et des études d’ingénieur chimiste à Berlin, Henri opte pour la capitale française et débarque en France au début des années 1930 où il crée une entreprise de tannerie de fourrure spécialisée dans les peaux de lapins, à Montreuil-sous-Bois.
De leur côté, Max et Berthe Schauder, nés tous deux en 1875, lui à Sarrebrück en Allemagne et elle à Wisnitz, en Pologne, vivent dans la Sarre allemande. Ils ont trois enfants : Herman né en 1905, Maurice (Mor) né en 1904 et Frieda le 28 juillet 1907. Tous parlent un allemand parfait. Max possède une usine et un magasin de meubles à Sarrebruck, qu'il dirige avec Maurice. Herman se lance dans des études de médecine, spécialité gynécologie. Quant à Frieda, jeune fille de bonne famille, férue de ping-pong et qui aime à s’adonner au piano, il faut la marier. Des amis de la famille installés à Paris l’invitent à passer quelques jours chez eux pour lui présenter un jeune homme. Lors d’un dîner, Frieda Schauder rencontre Henri Guilel Schochat. C’est le coup de foudre.
Frieda quitte Sarrebruck pour Paris et le jeune couple se marie en 1936, à la mairie du 19è arrondissement. La jeune femme est frivole et gâtée par son époux : elle prend des cours de chant et de danse, parcourt les magasins, oubliant parfois de préparer le dîner. Le ménage est heureux. Henri est prévoyant, rassurant, amoureux. Juif russe bundiste, il est laïc et communiste. Tous les dimanches, il milite lors des réunions du parti, au bois de Vincennes.
Le 23 février 1938, naît leur fille Jacqueline, dans une clinique des Buttes-Chaumont du 19è arrondissement de Paris. De mère apatride et de père détenteur d’un titre de séjour lituanien, la fillette est naturalisée française à la naissance, par décret du Journal officiel. La famille habite au 12 rue du Docteur-Goujon, dans le 12è arrondissement, à proximité de la place Daumesnil. Ils ont pour voisin, au numéro 10, les parents de Frieda, Max Berthe. Jacqueline est choyée et aimée. Elle se souvient de ce grand-père sage et instruit, pieux, priant dans l’entrée de son appartement ; de sa grand-mère dynamique, drôle et joyeuse, qui aime à chanter et danser. Sur le rebord de leur fenêtre de cuisine, le beurre est tenu au frais pour venir accompagner le pain noir et l’oignon du petit-déjeuner.
Jacqueline Chaudon, enfant cachée
Puis, la guerre éclate en 1939. La famille reste d’abord à Paris. Mais dès le début de l’année 1941, Henri pressent le danger et prépare sa famille à un exil en zone libre. Frieda et Jacqueline partent s’installer à Nay, près de Pau, dans les Basses-Pyrénées, où elles sont assignées à résidence. Henri doit les rejoindre dès qu’il aura liquider ses affaires. Il n’en aura pas le temps. Le 20 août 1941, à la sortie du métro République, dans le 11è arrondissement de Paris, il est pris dans un contrôle d’identité. Juif étranger, il est arrêté par les gendarmes français et poussé dans un bus de la RATP, direction Drancy. Il dépose à la réception du camp les papiers, la montre, les vêtements et l’importante somme d’argent qu’il a sur lui.
Frieda est avertie de son arrestation quelques jours plus tard. Fin 1941, elle revient à Paris avec Jacqueline. Toutes deux se cachent dans la capitale.
Au printemps 1942, Frieda confie sa fille à des amis de son frère Herman, le docteur Bourgeois et sa femme, qui acceptent de prendre Jacqueline chez eux. Puis, quand il devient trop dangereux de garder la fillette à Paris, ils conseillent de la placer chez la mère de leur employée de maison, en Côte d’Or. Quelques jours plus tard, Jacqueline prend le train depuis la gare de Lyon avec une parfaite inconnue, Suzanne Osterbenger, dont la mère Louise est installée à Laignes, près de Dijon. Elle y restera, enfant cachée, jusqu'à la fin de la guerre.
Frieda, elle, a trouvé refuge dans le département de la Loire, à Saint-Nizier-sous-Charlieu, près de Roanne. Là, elle travaille comme serveuse dans un restaurant, jusqu’à la libération. La jeune femme est audacieuse : dans un train qui la conduit de Paris à Roanne, elle partage son compartiment avec des Allemands. Maîtrisant leur langue, elle se fait passer pour une Alsacienne et entame la conversation. Frieda a obtenu des faux papiers pour elle et sa fille : elles sont devenues Fernande et Jacqueline Chaudon. Ses parents, Max et Berthe, sont eux cachés dans la Creuse, dans la commune de Saint-Sébastien. Ils parlent mal le Français, mangent casher, mais n’ont jamais été dénoncés.
Pendant près de 4 ans, Jacqueline vit sans nouvelles de sa mère. Elle a trouvé une routine rassurante avec la famille de Louise, Alsacienne catholique, qui s’occupe d’elle comme de sa propre fille. Devenue en quelque sorte la dixième enfant de cette fratrie qui en compte déjà 9, elle se sent aimée et protégée. La fillette, qui a bénéficié d’un faux certificat de baptême avec la complicité du curé, va au catéchisme et fréquente l’Eglise. On la présente aux voisins comme la petite nièce parisienne. Sa vie est paisible, ponctuée de quelques moments d’angoisse : des nuits passées dans la grange, sans parler, sans tousser, quand les Allemands postés à proximité ratissent les environs ; les poux, la gale, et ses longs cheveux noirs qu’il lui a fallu couper.
“Je ne savais pas qui j’étais, ni qui était mon père”
Un jour d’août 1945, un camion s’arrête devant la maison des Osterberger. Une jeune femme brune en descend qui demande si Jacqueline habite ici. “Voici ta maman”, dit Louise à la fillette. “Non, c’est toi ma maman”, répond Jacqueline sous le regard attristé de sa mère. La séparation avec les Osterberger est difficile, la fillette refuse de repartir avec Frieda. Sans un mot, cette dernière la rassure par des pressions de la main.
En même temps que sa mère, Jacqueline retrouve Paris et leur appartement de la rue Docteur-Goujon, réquisitionné pendant la guerre par des non-Juifs qui laisseront derrière eux tout un tas de factures impayées.
L’usine aussi a été spoliée. Accaparée par de lourdes démarches administratives pour recouvrer ses biens, Frieda met Jacqueline en pension à la porte des Lilas. L’année suivante, la fillette est inscrite à l’école communale de filles, au 95 rue de Picpus. En ces lendemains de guerre, la Shoah est un sujet tabou pour Frieda. Elle n’en parle pas. Jacqueline sait qu’elle ne doit pas dire qu’elle est juive. “Je ne savais pas qui j’étais, ni qui était mon père”, déclare-t-elle.
Frieda a longtemps cru qu’Henri allait revenir. Avec le retour en France des rescapés des camps de la mort, certaines rumeurs affirment que des ingénieurs d’origine russe auraient été emmenés en Russie pour contribuer à l’effort de reconstruction du pays. Elle attendra en vain. Déporté par le convoi 1, parti de France le 27 mars 1942, Henri n’est jamais revenu d’Auschwitz.
Quand, au début des années 1950, Frieda rencontre Nicolas Taubira, Russe estonien, non juif, et qu’elle décide de se marier avec lui, elle se rend à la mairie pour publier les bans. Aucun certificat de décès n’existe au nom de son premier mari. L’employé de l’état-civil lui délivre alors un document stipulant qu’Henri Guilel Schochat est “mort pour la France”.
Dans le cadre du milieu juif parisien qu’elle fréquente un peu par hasard, Jacqueline va rencontrer Henri Rebibo, Juif marocain. “Entre lui et moi, c’était le jour et la nuit”, raconte-t-elle, “moi avec mon passé d’ashkénaze assimilée, d’enfant cachée, avec le poids de la Shoah sur les épaules et lui, traditionnaliste, qui rayonnait de vie, éclatait de joie et de rires”. Ils se marient en 1964, ont eu 2 enfants, 7 petits-enfants et à ce jour, 5 arrière-petits enfants.
En quête de ses racines, Jacqueline va commencer à faire des recherches sur son passé. En 1987, elle remplit à Yad Vashem une Feuille de témoignages à la mémoire de son père Henri Guilel Schochat, témoigne pour des groupes de visiteurs à Yad Vashem, et fait obtenir la médaille de Juste à Louise Osterberger, qui sera remise à titre posthume à Dijon, en 1994. Jacqueline vit à Jérusalem depuis une vingtaine d’années. C’est à partir de son témoignage que nous avons pu reconstituer l’histoire de sa famille.