"Même si en attendant tu es sans tes parents, n'oublie pas que tu dois survivre, et n'oublie pas de rester juive, tout autant qu’un être humain."
C’est en France, dans un convoi pour la déportation qu’Aron Liwerant a écrit ces mots à sa fille Berthe. Il sera assassiné à Majdanek. Sa fille Berthe a survécu.
Aron Liwerant et Sarah Redler, tous deux originaires de Varsovie, se marient en 1926 à Paris. De leur union naissent trois enfants : Berthe (née en 1927), Simon (né en 1928) et Jacques (né en 1940). Aron travaille dans la fabrication d'articles de cuir et Sarah, comme couturière à domicile. La famille vit dans le 20ème arrondissement de Paris.
Avec l'occupation de la France, Sarah craint qu’Aron ne se fasse arrêter par les Allemands. Elle le "renvoie" du foyer, pour lui éviter de se faire rafler. Aron erre alors en différents endroits deux mois durant, avant de rentrer chez lui. Le 14 mai 1941, en même temps que de tous les hommes juifs de son immeuble, Aron Liwerant reçoit l'ordre de venir se faire enregistrer au poste de police local. Son beau-frère Max Mendelsohn - le mari de sa sœur Paula - tente de l’en dissuader. Mais Aron lui répond : "Les Français m'ont bien accueilli et je suis quelqu'un d’honnête. Alors j'y vais."
Il sera transféré du poste de police au camp d'internement de Pithiviers, et de là, à Beaune-la-Rolande. Trois mois plus tard, il s'échappe du camp et revient se cacher dans son domicile parisien. En novembre 1941, il s’enfuit dans le sud de la France, la soi-disant "Zone libre", alors sous contrôle de Vichy. Sarah et les enfants restent à Paris.
Le matin du 16 juillet 1942, début de la tristement célèbre rafle du Vel d'Hiv lors de laquelle quelque 13 000 Juifs de Paris et ses environs sont arrêtés, Sarah et son plus jeune fils Jacques se cachent dans le grenier de leur immeuble. Ils ont été avertis d’une arrestation imminente des Juifs du quartier. Juste au moment où Berthe part travailler et que Simon sort acheter du lait, la police française pénètre leur immeuble. Simon tente d’expliquer aux policiers que personne ne s’y trouve, mais l'un d'eux découvrira Sarah et Jacques, cachés dans le grenier.
Sarah réussit alors à persuader le policier français que le nom qui figure sur la liste n’est pas le leur (la famille ayant acquis des documents au nom de Liverant, un patronyme à consonance plus française que Liwerant). Le policier acquiesce, mais prévient : "Ça va, pour cette fois je suis gentil. Mais la prochaine fois, nous ne serons peut-être pas aussi conciliants."
Sarah décide alors de fuir la capitale avec Jacques, âgé de deux ans. Berthe et Simon restent à Paris, convaincus d’être protégés par leur nationalité française. Sarah et Jacques arrivent à Chalon-sur-Saône en Bourgogne, ville à la frontière entre la zone libre du Sud et la France occupée du Nord. Ils doivent se rendre à Lyon, où vivent des membres de la famille. Mais Sarah tombe malade. Elle est conduite, avec Jacques, à l'hôpital local. Des employés de la Croix-Rouge réussiront à emmener Jacques dans leur famille à Lyon, laissant Sarah seule à l'hôpital.
Dans une lettre en yiddish, Sarah demande à Berthe et Simon de venir à Chalon. Mais alors que le camion qui les transporte traverse la ligne de démarcation, Berthe, Simon et les autres Juifs à bord, sont arrêtés par la Gestapo. Simon porte sur lui la lettre en yiddish envoyée par sa mère, qui ne laisse aucun doute sur son identité juive. Pour autant, quelques jours plus tard, Berthe et lui sont relâchés et peuvent se rendre auprès de leur mère, à l'hôpital. Ils seront alors pris en charge par des membres de la résistance française qui les aideront à rallier Lyon pour retrouver Jacques. Quelques semaines plus tard, Simon et Jacques sont emmenés dans une ferme de la région du Chambon-sur-Lignon. Berthe reste à Lyon.
Le 31 août, Sarah Liwerant sera déportée à Auschwitz. Aron réussira à revoir ses enfants avant d'être raflé dans le sud de la France. "Je pars en Allemagne et j'y chercherai votre mère", leur confiera-t-il avant son départ. Huit mois après la déportation de Sarah, il est, lui aussi, envoyé à la mort. Le 2 mars 1943, un convoi quitte le camp de concentration de Gurs, avec, à son bord, des centaines de Juifs arrêtés en zone sud. Le train arrive à Drancy le 4 mars. Deux jours plus tard, le 6 mars, les prisonniers, dont Aron Liwerant, sont conduits à Majdanek dans des wagons à bestiaux. C’est lors de cet ultime voyage qu’Aron a écrit sa dernière lettre. Au moment du départ à Drancy, il réussit à faire passer l’enveloppe par la fenêtre étroite du wagon à bestiaux à un cheminot, qui l’enverra à Berthe, à Lyon.
A partir de l'été 1943, Simon vit sous une fausse identité avec une dizaine d'autres jeunes Juifs, dans un pensionnat de Figeac.
Son tenancier, Noël Gozzi, sera reconnu Juste parmi les nations. Jacques, malade, en quête de soins médicaux, est confié à Edouard et Charlotte Gibert, au Chambon-sur-Lignon, qui le soigneront avec un grand dévouement. Berthe et Simon viendront lui rendre visite pendant son séjour.
Le 12 mars 1944, des SS arrivent à Figeac à l’improviste, et rassemblent tous les habitants du village. Quelque 800 personnes sont emprisonnées et envoyées vers des camps d'internement. Parmi les prisonniers : neuf jeunes Juifs. Simon Liwerant et un autre jeune Juif ont réussi à se cacher et à éviter l'arrestation. Ils passeront clandestinement en Suisse, grâce à l'organisation de sauvetage de l'OSE. Seul un des neuf jeunes Juifs raflés ce jour-là à Figeac a survécu.
Jacques Liwerant restera dans la famille Gibert jusqu'en 1951, date à laquelle il retrouve sa sœur Berthe, son frère Simon, son oncle et sa tante Max et Paula Mendelsohn, à Paris.
En 1997, Berthe Sulim-Liwerant a rempli à Yad Vashem des Feuilles de Témoignages à la mémoire de ses parents, Sarah et Aron. En 2000, Simon Liwerant a confié à Yad Vashem la dernière lettre de son père pour la postérité - dont certaines parties sont exposées au Musée d’histoire.
3 mars 1943
…
Chère Berthe. C'est déjà le quatrième jour. Je suis maintenant dans le train. Nous allons sûrement en Allemagne. Je suis presque certain que nous allons travailler. Il y a environ 700 personnes, 23 wagons de chemin de fer. Dans chaque voiture, il y a deux gendarmes. C’est un wagon commercial, mais il est bien tenu, avec des bancs et un chauffage. Bien sûr, les chemins de fer allemands. Bien sûr, sans compartiment. Ils ont mis un seau. Imagine l’impression que cela fait. Tout le monde ne peut pas l'utiliser. Il faut être fort dans chaque situation.
J'espère, mon enfant, que tu reçois toutes mes lettres. Si tu peux, conservez-les en souvenir. Chère Berthe, je joins deux billets de loterie. Je n'ai pas de journal. Je pense pouvoir écrire une lettre à tante Paula. J'espère, mon enfant, que tu sauras te comporter comme une personne indépendante. Même si tu es sans tes parents pour l’instant, n'oublie pas que tu dois survivre et n'oublie pas de rester juive, tout autant qu’un être humain. Dis-le aussi à Simon. Restez libres et gardez les yeux ouverts. Ne vous laissez pas influencer par les premières impressions. Sachez qu’on ne peut ouvrir une personne pour voir ce qu’il s’y passe à l’intérieur, voir ses pensées cachées, qu’elle ait un visage sérieux ou qu’elle rit et soit agréable. Je ne pense pas à quelque chose en particulier, mais à tout ce qui vit autour de vous et à tout ce que vous voyez. Les idées, fausses ou nobles, sont souvent floues, et vous devez regarder comment une personne se comporte en votre présence. On ne peut pas déceler les mensonges ou l'honnêteté d'une personne en un jour. Tu comprends que mon conseil est pour ton bien. Rappelle-toi toujours de ces propos. Ma chère enfant, je pense que cette lettre sera la dernière, car nous approchons de Paris. Si je peux - j’écrirai encore. Ma chère Bertshi, prends soin de toi, ne bois pas de boissons fraîches quand tu transpires, pour que je puisse revoir mes enfants en bonne santé. Dis à Simon tout ce que je t'ai écrit. Dis-lui d'étudier et d'être un bon élève, car il est doué. Je termine ma lettre. Beaucoup de baisers. Je pars confiant de savoir que tu vas grandir et devenir une fille bonne, intelligente, et en bonne santé.
Ton père, qui espère te voir bientôt