Entamé en 2007, le projet de recherche de Yad Vashem Convois vers l’extermination a pour but de reconstituer la persécution et le meurtre des Juifs à travers les déportations. À sa tête, la docteure Cornelia Shati-Geissler. Elle en dessine les grandes lignes.
L’objectif du projet est triple, explique-t-elle. D’abord, reconstituer la séquence exacte des déportations ; mettre à jour l’origine des responsables et éventuellement révéler l’identité de nazis moins connus ; mais également se poser des questions sur les victimes : qui sont-elles et comment ont-elles vécu la déportation ?
Pour ce faire, les chercheurs de son équipe s’emploient à rassembler diverses sources comme une mosaïque pour raconter, autrement, la Solution finale. Il peut s’agir de documents officiels allemands, de rapports de bureaucrates ou de soldats responsables des déportations. Parmi eux, les listes de transport constituent bien évidemment l'une des sources les plus importantes du projet : elles illustrent graphiquement comment les Juifs ont été déportés et fournissent des données clés comme le nom, la date de naissance, la dernière adresse enregistrée, l'activité de la victime.
Mais ce n’est pas tout. Cornelia et ses chercheurs travaillent aussi à partir de témoignages personnels, comme des lettres, des rapports, des journaux intimes ou des entretiens avec des survivants réalisés après 1945. Car pour comprendre le déroulement des déportations et leur importance, il est essentiel de se pencher sur les documents des communautés juives et plus généralement sur les témoignages des déportés, note Cornelia. Elle précise : « Ces derniers sont souvent accusés de ne pas toujours être historiquement exacts, nous les traitons avec précaution. Cependant, si plusieurs déportés fournissent la même date, je considère que l'information est probable. Bien entendu j'essaye tout de même de la comparer avec d'autres sources. »
A contrario, on pourrait considérer qu’un document de la Reichsbahn relatif à une date de transport du ghetto de Lodz est fiable, « mais n'oubliez pas que les données peuvent aussi être intentionnellement ou involontairement fausses ». Chaque information est donc traitée avec la plus grande prudence. En outre, le projet se veut fidèle à la vision globale de Yad Vashem qui cherche à restituer la Shoah du point de vue juif : « Nous ne voulons pas laisser l'histoire des déportations au seul point de vue de leurs auteurs retracé par les documents officiels allemands. L'histoire des déportations massives ne peut être reconstituée sans la voix des victimes », insiste Cornelia.
Quelque 1 500 convois recensés et analysés
La plupart des six millions de victimes juives de la Shoah ont été assassinées loin de chez elles, déportées dans des trains ou autres moyens de transport. Les chercheurs estiment à 3 000 le nombre de convois vers les camps de la mort. Mais difficile pour autant, d’avancer un chiffre précis. Le projet s’intéresse également aux déportations vers les camps de concentration, camps de travaux forcés ou de transit, sites d’exécution dans le cadre de la « Solution finale », mais aussi aux transports mis en place avant juin 1941, liés à l'extermination des communautés juives.
Pour l’heure, quelque 1 500 transports ont déjà été recensés par les équipes du projet. Il s’agit de transports survenus entre 1939 et 1945, au départ d'Allemagne, d'Autriche, du Protectorat de Bohême-Moravie, de France, de Grèce, du Luxembourg, de Belgique et des Pays-Bas, surtout à destination d'Europe de l'Est, mais également à l’intérieur de ces pays. Actuellement nous poursuivons les déportations en Pologne. L’équipe du projet travaille d'Ouest vers Est, pour pouvoir montrer l'étendue géographique des déportations pendant la Shoah.
Actuellement à l’étude : le territoire polonais annexé. « Nous reconstruisons et publions les dernières déportations connues dans et depuis la partie de la Pologne annexée par l'Allemagne, le Warthegau », explique Cornelia. « Il s'agit des déportations au cours de la liquidation des ghettos des petites et grandes communes de cette région, en particulier les convois du ghetto de Lodz vers les camps de Chelmno et Auschwitz-Birkenau. » Suivront les recherches sur le Gouvernement général de Pologne (territoire polonais occupé non annexé), les pays d'ex-Union soviétique, la Roumanie, ou l'ex-Yougoslavie pour n’en citer que quelques-uns. « Notre projet est planifié depuis longtemps, mais il dépend fortement des dons. Tout cela prendra du temps », fait savoir Cornelia Shati-Geissler.
Un outil grand public et pédagogique
Ce vaste projet s'adresse au grand public. Il se considère comme un portail pour les chercheurs, les descendants des survivants et autres intéressés. Les résultats des recherches sont régulièrement mis en ligne dans la Base de données de la déportation pendant la Shoah du site Internet de Yad Vashem, disponible en anglais et hébreu, et en partie, également en allemand et français. Cet outil interactif offre plusieurs options de recherche à partir de critères géographiques et temporels. Outre des informations sur le convoi lui-même (origine de l’ordre de déportation, description du parcours), la base de données propose des cartes de reconstitutions des itinéraires de transport, mais aussi la liste des noms des déportés avec un lien vers la Base de données centrale des noms des victimes de la Shoah et un accès à des photographies, témoignages, films, documents d’archives. Elle est aussi reliée aux données biographiques de la bibliothèque et aux matériaux des archives Yad Vashem, et dans la mesure du possible, d'autres archives.
Sur le plan éducatif, la Base de données de la déportation affiche une vocation pédagogique. « Vous pouvez par exemple rechercher des détails sur les déportations de différentes communautés juives de villes et pays très différents. Vous pouvez vous demander : ‘Que s'est-il passé dans ma localité ? Le camp de transit a-t-il été installé dans l'une des écoles ? De quelle gare sont partis les convois ? Où la Gestapo locale avait-elle ses bureaux ?’ », précise Cornelia Shati-Geissler.
Pour la responsable du projet, les déportations n'étaient pas seulement un moyen technique de mettre en œuvre la Solution finale et de transporter les Juifs d’un point à un autre, mais constituent aussi un exemple de la tentative de déshumaniser les Juifs européens, en les transformant en numéros sur les listes de transport. « En tant que projet de recherche de Yad Vashem, nous nous considérons comme un mémorial actif et souhaitons contribuer à restituer aux hommes, femmes et enfants déportés un nom, un visage et une voix », ponctue-t-elle.
Pour lire la 2e partie du Blog sur les déportations depuis et vers la France : cliquez ici <<<
A partir d’un Blog initialement publié en allemand en 2 parties : 1 et 2.
Le projet de recherche sur les Convois vers l'extermination de France a pu être réalisé grâce au soutien de la SNCF.