Pour mieux comprendre les déportations de France pendant la Shoah, entretien avec le Dr. Chaïm Moykopf, chercheur pour le projet de recherche Convois vers l’extermination, entamé en 2007, qui a pour but de reconstituer la persécution et le meurtre des Juifs à travers les déportations.
En quoi ont consisté les recherches de Yad Vashem sur les déportations de France ?
Elles font partie du projet « Convois vers l’extermination ». Nous traçons tous les transports de tous les pays où les Allemands ont rassemblé et déporté les Juifs vers le travail forcé ou la mort. Nous avons consulté toutes les sources disponibles, telles que des documents allemands et français, recherches scientifiques, témoignages. Pour la France, nous avons beaucoup bénéficié du travail effectué par Serge Klarsfeld qui nous a servi de base pour recenser les 75 convois vers les camps d’extermination. Nous avons ensuite complété ces informations en y ajoutant les éléments de notre recherche (voir Blog 1, Convois vers l’extermination : un projet de recherche de Yad Vashem), mais ce n’est pas comme pour la Pologne où notre travail a commencé de quasiment zéro, puisqu’il n’existe aucune recherche préliminaire.
Vous parlez de 75 convois alors que la numérotation va jusqu’à 79 ?
En effet, le dernier numéro de convoi attribué est le no 79. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, les Allemands ont commis des erreurs dans leur numérotation. Il y a eu 75 convois de déportation partis depuis la France vers les camps d‘extermination. Les convois 41, 43, 54, 56 n'existent pas en raison d'erreurs de dénomination. Puis, le convoi 64 est parti avant le convoi 63, pour nommer quelques exemples.
Qu’en est-il des transports intérieurs, en France, sont-ils également recensés ?
Il s’agit-là précisément du travail de Yad Vashem qui est venu se greffer sur celui de Serge Klarsfeld qui a principalement tracé les convois partis de la France vers l’Est. Nous avons voulu retracer les transports au sein de la France, également les petits convois composés de personnes arrêtées individuellement ou en familles vers les grandes villes. Puis, ensuite, la déportation à partir des centres métropolitains, de Bordeaux à Drancy, de Nice à Drancy, de Toulouse à Drancy…
Ce travail est-il achevé ?
Le travail des petits convois vers les centres métropolitains n’a pas encore été complété. Il nous reste également à traiter l’Alsace, qui constitue un cas à part. En Alsace, les quelque 20 000 Juifs ont été évacués avant de se faire arrêter par les Allemands, et se sont réinstallés pour la majeure partie dans les départements de la Haute-Vienne, la Creuse, et la Dordogne. Il en restait environ 3 000 en Alsace et en Lorraine, que les Allemands ont arrêtés. Leurs destins et les convois de ces Juifs n’ont pas encore été traités.
En 1940, l’Allemagne déporte certains de ses Juifs vers des camps du sud de la France ? Pourquoi ces convois vers l’Ouest ?
A cette époque, il existe des Bureaux d’émigrations à Vienne, Prague et Berlin. Dans le cadre de sa politique antisémite, l’Allemagne veut faire partir ses Juifs. Au début, elle leur permet de s’exiler avec leurs biens, puis elle les soumet à de lourdes taxes. En 1941, ils ne peuvent plus rien emporter.
En Octobre 1940, Josef Bürckel, gouverneur allemand du Land Lorraine-Sarre-Palatinat et Robert Wagner, responsable de la région Alsace-Pays de Bade, veulent rendre leurs provinces « judenfrei » (libres de Juifs) et prennent eux-mêmes l’initiative de rassembler, mettre dans un train et déporter leurs Juifs vers le sud de la France. Pourquoi la France ? C’est avant tout pour une question pratique : il s’agit du territoire le plus proche de ces provinces allemandes. Là, se trouvent aussi des camps établis par les Français avant la guerre en raison de la guerre civile en Espagne, comme le camp des Milles, ou Gurs dans les Pyrénées, qui seront réquisitionnés par les Allemands. Gurs a été rempli à plus de 90 % avec des Juifs de Bade et du Palatinat. Ces déportations vers l’Ouest ont constitué une étape transitoire avant le départ pour Auschwitz, à l’Est.
Drancy constitue la plaque tournante de la déportation de France. Pourquoi ?
Oui, en effet, 90 % des convois de déportation de France sont partis de Drancy, près de Paris.
Premièrement, les Allemands ont toujours voulu centraliser les transports, cela leur était plus facile à superviser. Ils ont fait la même chose en Belgique, où l’essentiel des convois sont partis du camp de Malines, et aux Pays-Bas, avec le camp de Westerbork. Quelques trains sont partis de Pithiviers, Beaune-la-Rolande, ou Compiègne, tous en direction d’Auschwitz. Le transport 79, dernier transport de France, est parti de Lyon directement pour Bergen-Belsen, à travers l’Alsace. A Lyon, à la fin de la guerre, les réseaux de résistance étaient déjà bien développés et faisaient sauter les trains, donc les Allemands ont préféré éviter de passer par Drancy.
Que peut-on dire du rôle de la SNCF dans la déportation des Juifs de France ?
Il faut rappeler que pendant la guerre, la France est occupée, et les deux tiers du réseau SNCF sont mis à la disposition de l’occupant. Donc les Allemands n’ont eu aucun mal à utiliser les chemins-de-fer français. Et c’était également vrai en Belgique. Au départ de Drancy ou de Malines, le conducteur du train était un cheminot français ou belge, qui conduisait le train jusqu’à la frontière allemande. Là, il y avait un changement de locomotive, seuls les wagons poursuivaient leur route vers Auschwitz. Les locomotives, elles, ne sortaient pas de France ou de Belgique, selon ce que nous savons. Le conducteur, les contrôleurs, tout le personnel naviguant français nécessaire pour faire fonctionner les trains étaient sous les ordres allemands. Cela est aussi vrai pour les Belges et les Hollandais. Cependant, chaque société nationale des chemins de fer a bien collaboré avec l’occupant. En ce qui concerne la SNCF, seulement un conducteur de locomotive, Léon Bronchart, a refusé de conduire un train de Juifs vers la déportation. C’est le seul cas connu.
Qu’en est-il du Gouvernement de Vichy ?
Vichy-France n’avait pas seulement le contrôle du territoire sud. Il avait aussi droit de regard sur tout ce qui était métropolitain. Par exemple, les forces policières françaises ont opéré sous la directive de Vichy, avec certaines restrictions, également dans la zone occupée. Donc, c’est la police française qui prend en charge les rafles de Juifs, ce sont les gendarmes français qui prennent en charge la garde du camp de Drancy. En d’autres termes, le Gouvernement de Pétain a directement participé aux déportations.
Les premières déportations de Vichy-France vers la zone occupée, surtout vers Drancy, ont lieu dès août 1942. Elles comportent des déportés que les Allemands n’ont pas demandé de livrer. Au début, les convois ne comprennent que des Juifs étrangers – beaucoup de Juifs allemands s’étaient réfugiés dans le sud de la France – mais très vite, les Juifs français sont aussi soumis à la déportation. En novembre 1942, quand l’Allemagne occupe le Sud de la France, les nazis vont mettre encore plus de pression sur Vichy.
Vichy-France n’a pas seulement suivi et renforcé la tradition antisémite française, elle a aussi cherché à suivre le modèle nazi. C’est pour cela qu’elle a autant collaboré avec les Allemands.
Qu’est-ce qui différencie les déportations de 1942 et 1944 ? A quel moment les Juifs ont-ils compris ce qu’il se passait ?
A partir de l’automne 1943, début 1944, presque tous les Juifs savaient ce qui les attendait. Ils savaient que les transports ne les conduisaient pas vers la liberté. Les Allemands n’ont jamais parlé de « déportations », mais « d’évacuations ». Ils ont toujours dit aux Juifs qu’ils étaient réquisitionnés pour construire des villes et villages dans l’Est de l’Europe. Mais à la fin, plus personne ne les croyait, tout le monde savait.
Il existe de nombreuses lettres que certains Juifs ont pu écrire dans les trains en France. Comment expliquer ce phénomène ?
Je pense en premier lieu à la lettre d’Esther Horonczyk, originaire de Lodz, mariée à un immigré polonais qui n’avait pas la nationalité française. Presque toute la famille a été arrêtée par les Allemands. Esther est raflée lors du Vel d’Hiv et déportée avec son fils Richard, 2 ans, à Pithiviers. Là, on sépare les mères de leurs enfants. Esther est déportée à Drancy, puis Auschwitz, sans son fils. Dans le train, elle réussit à écrire sur petit morceau de papier. Elle aurait pu essayer d’expliquer où elle était pour qu’on vienne la sauver, mais non, elle se préoccupe uniquement du sort de son fils. Il faut savoir que les Allemands n’ont eu aucune pitié, ils ont déporté les adultes comme les enfants, même des tout petits de quelques mois, dans des convois séparés.
Le phénomène des lettres se retrouve un peu partout. Il a aussi existé en Belgique et aux Pays-Bas. C’était la seule façon qu’avaient les prisonniers pour essayer de communiquer avec le monde. Souvent ils promettaient à ceux qui pouvaient poster leur courrier une forte récompense de la part de leur famille. Mais on peut aussi imaginer que beaucoup de ces morceaux de papier ont été jetés et n’ont pas rencontré leurs destinataires.
Qu’est-ce qui caractérise les déportations de France ?
Je parlerai de la collaboration française dans les déportations. Il a été relativement facile pour les Allemands de donner l’ordre aux Français de déporter les Juifs. Il ne fallait que la présence allemande en France pour que l’ancien antisémitisme français ne se transforme en force génocidaire. Il y a bien sûr eu la résistance française qui a essayé d’attaquer quelques trains, surtout à la fin de la guerre, mais les autorités françaises ont réellement collaboré, faisant même plus que les Allemands demandaient. Pensons ne serait-ce qu’aux lois « portant statuts des Juifs », édictées par le régime de Vichy dans l’esprit des Lois de Nuremberg. Elles ont recours à la « race juive » et excluent les Juifs de tout poste dans la fonction publique. Vichy-France, avec beaucoup de zèle a pratiquement copié la politique antisémite des Allemands, incluant la procédure de déportation.
En France, comme dans chaque pays, il y a eu des Français qui ont sauvé des Juifs. Mais je dirais que la collaboration a été plus sévère en France qu’en Belgique parmi les francophones. Une part considérable de l'élite politique et intellectuelle s’est mêlée à la collaboration. Sans cette collaboration infâme qui s’est manifestée dans tous les secteurs de la société, la déportation, et donc la Solution finale en France, aurait été moins efficace.
Pour lire la 1ère partie du Blog sur le projet Convois vers l’extermination : cliquez ici <<<
Le projet de recherche sur les Convois vers l'extermination de France a pu être réalisé grâce au soutien de la SNCF.