Récemment, Yad Vashem recevait Uwe Westphal. Cet ancien reporter de mode et historien de l'art s'est consacré des décennies durant, à faire des recherches sur l'industrie juive de la mode à Berlin, des années 1830 jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.
Selon lui, tout commence au milieu du 19e siècle, quand les négociants en vêtements Valentin Manheimer et Herrmann Gerson, Juifs allemands, élaborent un système de tailles standards, censées correspondre à tous les clients. Un concept révolutionnaire qui consiste à produire des vêtements de prêt-à-porter dans une gamme de tailles normalisées. Dès lors, pour la première fois, le grand public peut se procurer des vêtements de mode. Associée à l'invention de la machine à coudre Singer, cette initiative va contribuer au développement de Hausvogteiplatz - une zone du centre-ville de Berlin particulièrement bien desservie par le réseau de transport en commun. La ville émerge alors comme métropole florissante, en plein cœur de l'Europe.
Rapidement, Berlin devint le centre de l'industrie mondiale de la mode, un domaine d'activité détenu à 90 % par des Juifs. Quelque 90 000 tailleurs et couturières sont employés dans le Grand Berlin, un travail particulièrement difficile. L'industrie atteint son apogée dans les années 1920, avant d'être terrassée par la crise économique mondiale de 1928-1929 et ses conséquences néfastes.
Au début des années 1930, avec la montée au pouvoir des nazis, les entreprises de mode juives sont progressivement prises pour cible, sujettes aux slogans antisémites qui affirment que le prêt-à-porter n'est autre qu'un exemple de "décadence juive". Puis, en avril 1933, un boycott de l'industrie juive de la mode est imposé, qui entraîne la fermeture d'un grand nombre de petits commerces, dont les propriétaires seront expropriés par des hommes d'affaires "aryens".
"Le salon de la mode d'Auschwitz"
Si les nazis s'abritent derrière des revendications idéologiques pour mettre à terre l'industrie de la mode juive, ils sont aussi avides de mettre la mainmise sur le capital et les biens des commerçants, ainsi que sur leurs usines, réquisitionnées pour la fabrication de vêtements dans le cadre des travaux forcés. En 1939, 90 % des 2 700 maisons de mode juives en activité 6 ans plus tôt ont baissé le rideau. Presque toutes ont été soit fermées de force, soit "aryanisées", et leurs anciens propriétaires, contraints de fuir le pays.
Pendant la guerre, de nombreux fabricants allemands vont utiliser les ateliers de travaux forcés installés dans les ghettos ou les camps pour produire leur ligne de vêtements. C'est le cas notamment des enseignes Hugo Boss et C&A.
Dans le cadre de ses recherches dans les archives de Yad Vashem, Westphal a mis la main sur une riche documentation montrant comment certains des 18 camps de travaux forcés pour vêtements ont été exploités : c'est grâce à eux, et aux tissus volés à Paris, Vienne, Prague ou Budapest, que l'élite nazie a pu être habillée. Autre révélation particulièrement choquante : les créateurs de mode allemands confiaient les dessins des vêtements à ce qu'ils appelaient "le salon de la mode d'Auschwitz", alors en charge de les confectionner.
Après la guerre, Berlin a perdu ses créateurs de mode juifs, laissant le champ libre à la profession berlinoise non juive qui connaît alors une forte expansion, à l'échelle mondiale. Mais leurs noms n'ont pas totalement disparu. Grâce à Westphal, les entreprises de mode juives sont gravées sur les marches de la station de métro de Hausvogteiplatz, dans l'ancienne Allemagne de l'Est. Au centre, trois miroirs portent des explications sur la chute du grand empire juif de la mode dans la ville.
D'autres initiatives existent pour commémorer le destin de l'industrie juive à Berlin, prises par des étudiants en design du monde entier. A l'université de Clark Atlanta, par exemple, des élèves du département des arts et de la mode, en collaboration avec la Commission de la Shoah en Géorgie, ont créé une robe "nuit de Cristal" imprimée des noms des anciennes maisons de couture juives allemandes. En Israël, des étudiants de l'Académie des Beaux-arts de Bezalel ont récemment organisé un défilé à Berlin, pour mettre à l'honneur la mode juive du début du XXe siècle et des pièces plus modernes. Une bonne chose pour Uwe Westphal, qui déplore que "l'industrie de la mode berlinoise souffre toujours d'un déficit de talents allemands. Et continue pourtant d'exister, à sa plus grande honte, dans le déni total du rôle joué par ses prédécesseurs dans la décimation de l'industrie juive de la mode".