Quel a été le rôle des aumôniers juifs pendant la Shoah ? Eléments de réponse avec Emmanuelle Moscovitz, responsable des acquisitions d’archives pour l’Europe de l’Ouest et du Sud à Yad Vashem. Emmanuelle Moscovitz est doctorante à l'université de Tel Aviv. Son sujet de recherche porte sur l'Aumônerie générale des Israélites de France.
En juin 1940, la France capitule face à l’Allemagne. Alors que le Maréchal Pétain signe l’armistice, pour Paris, c’est la débâcle. En quelques mois, l’armée française pourtant réputée depuis 1918 comme la meilleure au monde, s’est effondrée. Les aumôniers israélites, dont certains sont en poste depuis des années - bien souvent dans les rangs des Légions étrangères fortes de nombreux Juifs - sont démobilisés. Dans une France en chaos submergée par l’exode de la zone nord occupée vers la zone sud encore libre, ces dignitaires religieux se retrouvent sans communauté.
Le Grand Rabbin de France de l’époque, Isaie Schwartz va alors suggérer de les affecter dans les camps du Sud, pour soutenir les Juifs internés dès juin 1940, pointe Emmanuelle Moscovitz. Elle explique :
« Officiellement, l’Aumônerie générale des Israélites de France ne sera créée qu’en mars 1942, par le Consistoire central qui craint de voir ses rabbins incorporés à l’UGIF, mais dès l’été 1940, les aumôniers juifs sont autorisés par Vichy à rentrer librement dans les camps. »
Leur rôle est alors identique à celui qu’ils occupaient à l’armée : permettre une vie spirituelle juive et assurer les pratiques religieuses (organisation des offices, distribution de nourriture casher, etc…). L’aide humanitaire, elle, est essentiellement apportée par des initiatives interconfessionnelles, qui rassemblent les cultes catholiques, protestants et juifs. Les aumôniers contribueront toutefois à cet effort d’aide matérielle, en coopération avec d’autres organisations.
Sauvetage et résistance
Il en sera ainsi, jusqu’au fatidique été 1942.
Fin juillet, alarmés par la situation en zone occupée, dans le sillage de la rafle du Vel D’hiv, les aumôniers ont vent de rumeurs de déportations. Le grand-rabbin du Bas-Rhin René Hirschler, à la tête de l’Aumônerie générale, fait alors part de ses craintes au président du Consistoire central, Jacques Helbronner, qui balaie ses doutes d’un revers de main : « Nous ne sommes pas inquiets pour la zone libre », répondra-t-il. Pourtant, entre août et octobre 1942, plus de 10 000 Juifs étrangers seront déportés de la zone sud, dont 500 enfants.
Dès lors, le rôle des aumôniers va complètement changer. Leur action, originellement cantonnée au soutien spirituel, passe désormais par des actes de sauvetage.
A cette époque, le ministère de l’Intérieur adresse des consignes aux préfets de la zone sud sur ce qu’il convient de dire aux déportés :
« Il y aura lieu de ne pas révéler leur véritable destination, mais de les informer de se rendre dans un autre camp, voie, aménagement ».
Que savent les aumôniers exactement ? Sont-ils conscients de ce qui attend les Juifs déportés ? La réponse à la question n’est pas tranchée, rétorque Emmanuelle Moscovitz.
Si en juillet 1942, les craintes de Hirschler ne sont pas encore prises au sérieux, fin août 1942, le consistoire central publie une lettre de protestation contre les déportations qui ont eu lieu. On trouve également un rapport écrit par le rabbin Henri Schilli en septembre 1942, qui exprime clairement la nécessité de porter assistance aux Juifs en danger : « Le rôle de l’aumônier ne peut rester strictement religieux. » Et le dignitaire d’enjoindre à des interventions personnelles avec les officiels des camps ou les autorités françaises pour tenter de soustraire les Juifs à la déportation.
L’aumônerie s’organise. Sous la houlette d’un aumônier général (le rabbin Hirschler), 6 aumôniers régionaux sont nommés – un chiffre qui augmentera avec les déportations. Ils sont secondés par des aumôniers auxiliaires qui, dans chaque camp, prennent la direction des affaires religieuses. Il s’agit de rabbins étrangers, eux-mêmes internés, qui partagent la culture, la langue, les traditions et le sort de leurs coreligionnaires.
Pendant ce temps, aussi étrange que cela puisse paraître, les aumôniers français titulaires, employés du consistoire et reconnus par Vichy, vont se lancer dans des négociations avec l’Etat français de Pétain. Et tenter d’obtenir le plus grand nombre d’exemptions possibles pour les déportés, en premier lieu, les femmes enceintes, et les enfants. Ils réussiront à en sauver certains, alors placés dans des familles juives ou chrétiennes, ou grâce au réseau de l’OSE. Des centaines de personnes âgées seront également soustraites aux listes, et envoyées dans des hospices catholiques pour la plupart : 700 en tout dont 450 pour le seul mois d’août 1942. « Mais il serait faux de dire que Vichy a tout fait pour sauver des Juifs », pointe Emmanuelle Moscovitz, « il faut rester très prudent avec ces informations ».
Dès septembre 1942, et surtout après novembre 1942, quand la zone Sud devient elle aussi occupée, beaucoup d’aumôniers vont alors rentrer en résistance et s’illustrer dans la clandestinité, usant de leur position officielle et de leurs réseaux personnels pour sauver des Juifs. On sait par exemple, que le grand-rabbin Hirschler a aidé le résistant français Max Heyman. Le rabbin Marc Kahlenberg s’est lui aussi illustré dans le sauvetage clandestin et la résistance française. « Mais il est difficile de trouver des preuves écrites qui attestent de ces actes, dans la mesure où tous les documents fournis par les organismes étaient susceptibles d’être lus par les autorités françaises. Et on connait l’extrême censure exercée par la France pendant la guerre », précise Moscovitz.
Un regard de l’Intérieur
S’ils ne peuvent relater leurs faits de résistance, les rapports officiels rédigés par les aumôniers à l’attention du consistoire, apportent toutefois un éclairage nouveau sur l’internement dans le sud de la France.
Dès 1940, les aumôniers écrivent des comptes rendus mensuels de la situation dans les camps. Autorisés à se déplacer librement, ils sont les premiers témoins des déportations des Juifs étrangers de zone libre, en général en direction de Drancy. « Ils les accompagnent parfois jusqu’aux trains », précise Emmanuelle Moscovitz, « et plus rarement sont autorisés à monter dans les wagons jusqu’à la ligne de démarcation ».
Des rapports d’autant plus précieux puisqu’il était rare de voir des Juifs assister aux déportations. Les aumôniers y consignent leurs journées. En ce mois d’août 1942, quand les enfants peuvent encore échapper aux convois, l’aumônier Salzer, en charge du camp des Milles, raconte ses efforts pour persuader les parents de partir en laissant derrière eux leurs enfants. « On peut se demander ce qu’il a pu leur dire pour les convaincre », s’interroge Emmanuelle Moscovitz.
Des rapports qui décrivent aussi les derniers offices des vendredis soir, avant le grand départ, ces prières de shabbat emplies d’émotion. Ou délivrent de précieuses informations techniques, comme le nombre de seaux par wagons. « Mais ils apportent avant tout une véritable dimension humaine », insiste Emmanuelle Moscovitz, « sur la façon dont les Juifs réagissaient, ou sur le comportement de la population française ».
Moscovitz revient sur le témoignage de l’aumônier Marc Kahlenberg qui raconte ces deux hommes venus lui confier un Sefer Torah en lui demandant d’en prendre soin, car ils « ne reviendront plus ». D’autres déportés s’étaient adressés au rabbin Hirschler pour transmettre un dernier message à leurs proches. « On voit l’importance que revêtaient ces derniers témoignages aux yeux de l’aumônier, qui a pris le temps de les écrire avec soin », précise Emmanuelle Moscovitz.
C’est aussi par ces rapports qu’on découvre l’ampleur des suicides dans les camps de la zone sud, dont le nombre augmentera significativement entre août et octobre 1942. « La preuve », selon Emmanuelle Moscovitz, « que les internés savaient qu’ils étaient promis à autre chose qu’un simple camp de travail ». Les suicides ont touché les hommes comme les femmes, de tout âge. Emmanuelle Moscovitz rapporte ce vieux couple qui s’est donné la mort de concert, ou cette jeune fille qui a voulu imiter son fiancé.
Des Juifs eux aussi…
En zone Sud, les aumôniers israélites ne seront pas inquiétés jusque juin 1943. Puis, comme n’importe quel juif français, ils sont eux-mêmes pris pour cible.
Le grand-rabbin Hirschler, chef de l’Aumônerie générale est arrêté à son domicile en décembre 1943. Déporté avec sa femme à Auschwitz, en mars 1944, il mourra en mars 1945 à Mauthausen, peu avant la libération du camp. A son arrestation, c’est le rabbin Schilli qui prend sa place comme aumônier général et le restera jusqu’à la fin de la guerre. En dépit du danger, l’organisme continue à fonctionner, porté par le sens du devoir de ses hommes de convictions religieuses. Le rabbin Schilli survivra à la Shoah grâce au groupe de résistance juive Combat. Selon Emmanuelle Moscovitz :
« Les rabbins Hirschler, Schilli, ou encore Salzer avaient caché leurs enfants assez tôt, début 1943, pour les protéger. Ils auraient pu se cacher eux-mêmes, mais ils ont voulu continuer leur mission ».
Certains aumôniers ont toutefois pu échapper aux déportations, bien souvent grâce à l’aide de personnalités catholiques. Le rabbin Kahlenberg, arrêté en 1943 comme réfractaire au STO doit son salut à l’évêque Théas personnellement intervenu pour le faire libérer de prison en rédigeant une lettre qui l’aidera à traverser la guerre.
« Les relations personnelles ont eu un énorme impact sur les histoires de sauvetage. Il ne faut pas oublier que les aumôniers juifs connaissaient des aumôniers chrétiens avant la guerre. Ils avaient autour d’eux un réseau qui a pu les aider », note Emmanuelle Moscovitz.