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Ci-joint deux textes écrits par Ehud Loeb.
Le premier parle de la transmission pour les générations futures.
Le second texte parle de la perte de ses proches, de son identité, de sa langue maternelle, de sa patrie.
Les deux textes reflètent les difficultés à pouvoir surmonter la tragédie du passé.
Ils m’ont tout pris : ma mère, mon père, ma tante Erna, ma grand-mère Sophie. Grand-mère est morte trois semaines après notre arrivée au camp de Gurs. Tante Erna, qui s’était mariée quelques semaines avant la déportation et s’était installée dans une autre ville, a perdu la vie quelque part dans l’Est, avec son mari et l’enfant qu’elle portait. Mes parents ont été assassinés à Auschwitz. Je me souviens nettement de ce matin d’octobre 1940. Le soleil baignait la pièce exigüe où nous vivions, dans cette maison terriblement surpeuplée où s’entassaient tous les Juifs de la ville. Nous étions trente : des jeunes, des gens d’âge mûr, des vieillards et des malades. Et moi, le seul enfant. Au petit matin, la Gestapo a fait irruption. Elle nous a signifié notre transfert. On nous donnait une heure pour faire nos bagages. Dix kilos par personne. J’entends encore la voix de mes parents. Maman m’a soulevé de mon lit – j’avais six ans et demi – elle a fait ma toilette, calmement, avec des gestes lents, m’a habillé, et, avant de mettre mes chaussettes m’a dit : « N’oublie jamais, quand tu mettras tes chaussettes, que tu as les ongles des pieds de ton père. Et alors tu te souviendras de lui ». Puis elle a dit : « La nuit, regarde la lune. Si jamais nous sommes séparés, sache qu’où que nous soyons, nous regarderons la même lune ». Elle m’a embrassé très fort. Savait-elle ce qui nous attendait ? Papa a coupé une pomme en deux, puis chaque moitié en deux, et chacun de nous en a mangé un quartier, maman, grand-mère, Sophie, papa et moi. Avant de me donner le mien, il a dit : « Mange toujours les pépins, c’est bon et c’est nourrissant et ça fait partie de la pomme. Un petit pépin a aussi de la valeur ». Je me rappelle chacun de ses mots. Après, maman m’a pris sur ses genoux et m’a dit d’un ton grave et solennel : « Sache que tu ne seras jamais seul. Tu auras toujours une ombre, une ombre personnelle. Chaque être a une ombre. Elle ne te quitteras jamais ». Ils m’ont tout pris : mes parents, ma famille, mon enfance et mon espérance. Je ne suis jamais allé au jardin d’enfants et j’ai dû attendre l’âge de douze ans pour entrer à l’école. Je n’avais pas compris, à l’époque, les paroles de mes parents, ces paroles qu’ils m’avaient dites en octobre 1940. Je n’ai jamais revu mon père. Ma mère, je l’ai vue pour la dernière fois en ce jour de printemps 1941 où quelqu’un me fit sortir clandestinement du camp puis s’est occupé de me cacher. Jusqu’à aujourd’hui, les ongles de mes orteils me rappellent les paroles de ma mère. Jusqu’à aujourd’hui, la lune unit mon regard à celui de mes parents. Jusqu’à aujourd’hui, je mange la pomme toute entière, avec les pépins. Mais mon ombre n’a pas toujours été à mes côtés. Elle a disparu quand le ciel était de plomb. Elle m’a abandonné la nuit. J’ai été si seul, tant d’années durant… Juste quand je la cherchais, en ces nuits mouillées de larmes, en ces interminables heures de désolation, en ces journées grises de menace, dans les forêts épaisses où nous nous cachions, mon ombre me délaissait. Il y a des jours où je me demandais si elle était vraiment mon ombre à moi. Je me demandais même si j’étais vivant ou mort. Et quelle était donc ma véritable identité ? Qui était cet être vivant sous un faux nom, en se cachant, petit garçon juif qui des heures ou des jours durant servait d’enfant de chœur au curé qui disait la messe à l’église ? Quand mon ombre apparaissait, elle m’accompagnait et me rappelait qu’elle était tout ce qui me restait au monde. La chaude, douce et protectrice étreinte de ma mère, la main solide de mon père caressant ma petite main, les histoires que me racontait ma grand-mère, les câlins de tante Erna qui avait des cheveux d’or comme ma mère – tout cela je l’avais perdu à jamais. J’ai compris que mon ombre n’était qu’un prêt : elle était avec moi, mais parfois disparaissait. Elle ne revenait que pour s’éclipser à nouveau. La promesse de ma mère était tenue, mais seulement en partie : j’ai une ombre, mais quelquefois elle m’abandonne. En ces années de guerre, j’ai eu sept ans, puis huit, neuf, dix, onze ans, sans même une ombre sur qui pouvoir compter. Puis j’ai eu douze ans, et maintenant un demi-siècle a passé. Il m’a beaucoup été donné : j’ai eu une famille adoptive, j’ai fait des études, épousé une femme aimante, et nous avons quatre enfants merveilleux qui maintenant ont à leur tour de beaux enfants. J’ai un foyer, un métier, de bons amis. Je me coupe les ongles des pieds avec lenteur, application et recueillement. La lune, je la contemple longuement, en tentant l’impossible : renouer le lien avec mes parents, morts depuis si longtemps. Les pommes, je les mange avec les pépins, et chacun des mots prononcés par mon père revient à ma mémoire. Quand mes enfants étaient petits, je leur ai dit que chacun de nous a une ombre et je l’ai répété à mes petits-enfants. Sans explication. J’ai vu, avec amour et joie, s’écarquiller leurs yeux innocents. Ils ne pouvaient pas comprendre. Ils me regardent manger les pépins des pommes avec une curiosité amusée. Et ils se blottissent contre moi quand je regarde la lune, sans se douter de ce que je cherche. Aucun d’eux ne sait que je poursuis une controverse muette, mais acharnée avec mon ombre. Elle était censée rester toujours avec moi, particulièrement en ces années-là. Ma mère me l’avait promis. Et personne ne sait, non plus, qu’à la fin mon ombre me quittera pour toujours – de même que les mauvais et les beaux souvenirs. Qui saura comment étaient les ongles des pieds du grand-père de mes enfants ? Qui connaîtra la signification des pépins des pommes ? Qui saura que la lune aura joué un rôle important dans la vie de cet homme étrange qui était moi, et nul ne se souviendra de mon ombre.
Ehud Loeb, août 1996 (traduit de l’hébreu et de l’anglais par Léa Marcou).
C’est une image irréaliste, sans aucune logique, qui de temps en temps s’empare de mon esprit aux premières heures de la nuit quand j’ai des difficultés pour m’endormir. Peut-être est-ce un rêve qui se répète …
Après mon dernier jour sur terre, j’arrive aux portes du ciel. À l’entrée l’employé chargé de l’enregistrement veut savoir mon nom. Je demande : lequel de mes noms ? L’employé sourit patiemment et poursuit : quel est le nom de tes parents ? Je pose une nouvelle question : desquels de mes trois pères et de mes trois mères ? À cet instant apparaissent, à côté du portail du ciel, tous mes six parents : mon père qui m’a engendré et ma mère qui m’a mis au monde, d’après le souvenir que j’ai d’eux, qui date de mes six ans et demi; ils moururent à Auschwitz quand j’avais huit ans. À leur côté se tiennent oncle Jules et tante Jeanne qui m’ont sauvé en France, mettant en danger leur vie et celle de leur famille afin de sauver celle d’un enfant juif, réfugié et pourchassé, tout seul et affamé. Ils ont été reconnus comme Justes parmi les Nations par Yad Vashem. Et près d’eux se trouvent mon père et ma mère adoptifs chez qui je suis arrivé après la guerre à l’âge de douze ans. Un an plus tard, ils m’ont adopté et ils m’ont donné l’amour de parents, une vie nouvelle, leur soutien et la possibilité de poursuivre mon existence.
Je contemple avec surprise ces six personnages. Mon père avait quarante ans quand son âme est montée au ciel en passant par une cheminée d’Auschwitz, mais je le vois maintenant plus jeune : il a saisi avec force ma petite main (j’avais quatre ans et demi) et m’a ramené rapidement à la maison. C’est la Nuit de Cristal et nous longeons la synagogue qui est la proie des flammes. Je ne l’ai presque plus vu depuis lors, jusqu’à notre déportation. Il partait dès l’aube, travaillait jusqu’à la nuit, accomplissant des travaux forcés pour l’armée allemande. Je vois ma mère me sourire avec tristesse. J’étais avec elle au camp de Gurs pendant une demi-année : elle faisait tout pour me rendre la vie plus facile, me nourrissait, me protégeait, jusqu’au jour où elle me confia, dans l’espoir que je survivrai, à des étrangers qui me firent sortir de là-bas et m’amenèrent dans différentes « planques ».
Pendant les années où je fus caché, je vécus par périodes chez oncle Jules et tante Jeanne. J’étais leur enfant en tout point, en dehors de mon vrai nom et des faux noms que l’on me donna quand on me transférait dans d’autres cachettes. Ainsi oncle Jules et tante Jeanne ne me permirent pas de les appeler Papa et Maman. Ils m’expliquèrent qu’après la guerre je retrouverai mes parents et retournerai chez eux, et que je ne devais pas perdre l’espoir. C’est pourquoi ils ne furent que brièvement mon Papa et ma Maman, mais je ne les ai jamais appelés ainsi. Ils furent très souvent en danger de mort à cause de moi et je vécus avec eux des moments difficiles – ce qui nous rapprocha encore davantage. Ils avaient l’âge qu’avaient mes parents quand je fus séparé de ma mère.
Ma mère et mon père qui m’ont donné leur nom ont façonné mon éducation et ma personnalité. Ils m’ont transmis une manière de penser, une vision du monde. Ils avaient reçu un garçon vieilli avant l’âge, âgé de douze ans : un garçon sans racines et sans espoir, apeuré. Ils réussirent à apprivoiser un rebelle : j’étais souvent méchant, rétif, entêté. Seuls beaucoup de patience et surtout beaucoup d’amour purent combler les fossés et la distance qui nous séparaient, m’aider à reconstruire ma courte vie. Je vois mes parents là-bas aux portes du ciel, plus jeunes que mes parents qui m’ont mis au monde, plus jeunes que mes parents qui m’ont sauvé en France.
Cette vision est surnaturelle, irréelle. Tante Jeanne est encore en vie : elle aura quatre-vingt-dix ans dans deux semaines. Ma mère fêtera son 85e anniversaire dans deux mois. Ma femme et moi nous nous apprêtons à aller en Suisse pour être auprès d’elle ce jour-là. Et moi aussi je suis encore sur terre, entouré d’une grande famille – une épouse bien-aimée, quatre merveilleux enfants et des petites filles qui sont toute notre joie.
Mais dans mon imagination ou dans mon rêve, je vois mes six parents dans une clarté stupéfiante : ma mère qui m’embrasse et me gâte comme si elle savait quel serait notre sort, et mon père avec qui j’aimais me promener, aller à la synagogue, que je voyais sortir de bon matin pour toute la journée. Je vois tante Jeanne travaillant dans la maison, dans le jardin, dans les champs, soignant dans sa maison des blessés de la Résistance, et prononçant au téléphone des phrases qui me semblent incompréhensibles. Je vois oncle Jules qui travaille dans les vignes, dans les champs, aux abattoirs, et qui conduit rapidement sa voiture noire, pleine d’hommes qui me sont inconnus. Je vois ma mère qui, pour remettre sur les rails la vie de ce garçon indompté, encaisse mes mauvais coups et me donne un amour et une compréhension infinis. Je vois mon père qui ne savait pas manifester ses émotions me regarder avec affection. Il savait, elle savait qu’ils finiraient par réussir.
Je regarde les trois couples de mes parents; jusqu’à ma venue, ils ne s’étaient pas rencontrés, ce sont trois mondes différents. J’ai été leur petit enfant pendant sept ans en Allemagne, quelques courtes années et de façon discontinue en France, et depuis plus de cinquante ans je suis le fils de mes parents de Suisse : j’ai vécu avec eux pendant treize ans, jusqu’à ce que je vienne m’établir en Israël.
Et là-bas, aux portes du ciel, nous tous, tous les sept, nous baissons les yeux vers la terre : nous voyons ma femme tant aimée, nos quatre merveilleux enfants, nos ravissantes petites-filles. Et moi, là-bas, au ciel, je pourrai, à partir de maintenant, parler avec tous. Je pourrai les remercier. Y a-t-il un autre enfant qui doit tant, toute sa vie, à trois couples de parents ?
Quand j’arriverai au ciel, je raconterai à mes trois pères et à mes trois mères tout ce que j’ai ressenti pendant toutes ces années. Il est tellement dommage qu’au temps où nous étions sur terre je n’aie pas pu leur dire tout ce que j’avais dans mon cœur.
Là-bas, là-haut, tout le monde sait quels êtres merveilleux furent mes six parents.
Ehud Loeb, le 18 août 1998 (traduit de l’hébreu par Marianne Picard).
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