Matthieu Alter
Né en Russie en 1889
Matthieu Alter
Né en Russie en 1889
“Je suis Français, ancien combattant, je ne risque rien, je reste en France !”
- Mathieu Alter
Mathieu (Mathias) Alter naît le 15 novembre 1889 à Mlawa, en Russie. Ses parents, Moïse et Hena, sont des propriétaires terriens, qui vivent oisivement dans une certaine aisance grâce aux revenus conférés par leurs biens immobiliers (fermes et habitations). La fratrie est nombreuse - elle compte 13 enfants - et le foyer très pieux. Mathieu est scolarisé dans des écoles juives religieuses dont il n’a qu’une envie : s’enfuir. Influencé par l’exemple de tel cousin ou tel oncle qui a fait avant lui le choix de l’exil, il s’inscrit, très jeune déjà, dans cette génération qui rêve de quitter le giron religieux familial.
En 1912, il immigre à Paris où il s’est découvert de la famille avenue Parmentier, dans le 12è arrondissement. Il y occupe une chambre de bonnes pendant un peu plus d’un an. En 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Mathieu s’engage dans l'armée française. Il essuie les batailles de Verdun et du Chemin des Dames, dont il bercera plus tard l’enfance de ses enfants par des récits exaltés. Maîtrisant le français, le polonais, le russe, l'allemand et le roumain, il se retrouve interprète à l'état-major du général Franchet d'Esperey, qu’il suit en 1918 sur le front de la mer Noire, dans ses combats contre l’Armée rouge. Il sera démobilisé en avril 1919, au terme de cinq années de guerre.
La famille le conjure alors de convoler en justes noces. Sous la pression, il retourne en Pologne et accepte qu'on lui trouve une épouse. On lui présente la belle Liba Köhn, dont une cousine s’est déjà unie à un cousin Alter et fait donc un peu partie de la famille éloignée. La famille Köhn, désargentée, a une âme d’artiste, de belles valeurs et une solide éducation. Le frère de Liba est compositeur. La jeune fille n’est pas follement amoureuse de l'homme qu’on lui présente, mais Mathieu Alter est un bon parti, issu d’une famille respectable et respectée, et elle se réjouit à l’idée d'aller vivre à Paris.
Le mariage a lieu en Pologne en février 1922, puis le jeune couple s’installe en France. Marcel naît en décembre 1922 et Ginette en 1925. Mathieu travaille comme employé de banque dans un établissement familial avec les nombreux cousins issus des treize enfants de la fratrie Alter. Ginette Alter Billard, sa fille, raconte son enfance en dents de scie : les mois florissants, où la famille roule en voiture et mène grand train, jusqu'à ce que son père, de retour du travail, intime à sa femme : “Renvoie la bonne, j’ai vendu la voiture”. La famille doit se serrer la ceinture quelques temps. Puis un soir, Mathieu annonce triomphant : “Préparez-vous, je vous emmène dans un restaurant très chic !” Les affaires ont repris. Définitivement ruiné par la crise des années 1930, Mathieu se met à vendre des carillons Westminster, avec sa voiture, à travers la région parisienne.
Avec la montée au pouvoir d’Hitler en 1933, certains membres de la famille Alter, qui ont quitté Lodz pour Dantzig, se sentent en danger. Ils viennent s’installer chez Mathieu, à Paris, en 1935, fidèles à la tradition d’entraide juive polonaise de l’époque : “quand quelqu’un avait un problème et ne savait où habiter, il allait directement chez d’autres membres de la famille”, explique Ginette. Alors âgée de 10 ans, elle se souvient de ce regroupement familial :
"Tout à coup, avec cette grand-mère qui était très pieuse, j'ai découvert ce que c’était que d'être juive. Mon frère n'avait même pas fait sa bar-mitsva, car mon père avait tout rejeté, il ne mettait jamais les pieds dans une synagogue, il était tombé amoureux de la France, de la laïcité, de la République. Ma mère aussi s'était complètement détachée de tout, nous avons été élevés sans éducation religieuse.”
Quand la grand-mère s’installe chez eux, elle plante un nouveau décor avec ses plats en porcelaine, ses verres en cristaux, mais surtout, ses rituels juifs qui veulent qu’on n'utilise pas la même vaisselle selon qu’on mange du lait ou de la viande, ou qu’on ne consomme pas de pain à Pâques. “Tout cela était très curieux pour moi”, note Ginette.
Mathieu Alter est un homme de gauche, qui vote pour le Front Populaire, sans être pour autant communiste. Chez lui, les fêtes juives ne se célèbrent pas et dans ce Paris des années 1930, il envoie ses enfants à l’école communale avenue Parmentier.
La vie continue ainsi jusqu'en 1939. Cet été-là, la famille a loué un petit appartement en bord de mer, à Cabourg. Liba, Marcel et Ginette y séjournent et Mathieu vient les y rejoindre chaque fin de semaine.
Le 3 septembre, quand la France entre en guerre, Mathieu est avec eux : “Vous ne rentrez pas à Paris, on va louer quelque chose à Cabourg et vous allez y passer l'année”. Ginette est inscrite en quatrième, Marcel en première, leur père continue à faire des allers-retours. Ils ne sont pas les seuls Juifs à avoir pris cette décision.
En juin 1940, Mathieu leur annonce que les allemands sont à Mantes. Il faut partir. Comme des milliers de Français, la famille Alter connaît l’exode : Ginette part avec sa mère et une vieille tante, Marcel avec son père. Tout le monde se retrouve à Niort. Avec l’arrivée des Allemands dans cette commune des Deux-Sèvres, ils décident de rentrer à Paris à la fin de l'été 1940. Des connaissances polonaises les enjoignent à les suivre en Espagne, mais Mathieu refuse :
“Je suis Français, ancien combattant, je ne risque rien, je reste en France !”
En octobre 1940, la famille réintègre son appartement de l’avenue Parmentier. Le plus jeune frère de Liba est arrêté, interné à Pithiviers, puis sa trace se perd dans les affres de la déportation. Mathieu, toujours désireux de remplir son devoir de citoyen français, obéit à l’injonction qui demande aux Juifs de se rendre au commissariat pour se faire recenser. Liba et les enfants l’accompagnent. Ginette se souvient des âpres discussions avec son beau-frère Michel qui leur déconseille d’y aller. Mais pour Mathieu, la loi est la loi, il met un point d’honneur à la respecter. Désormais, la famille affiche un gros tampon rouge marqué “Juif” sur ses cartes d’identité. Bientôt, elle portera l’étoile jaune.
Ginette est entrée en 3ème. L’année scolaire 1940-1941 se déroule sans incident majeur, pas plus qu’à l’été 1941, raconte-t-elle : “Paris était occupé, il y a eu l'invasion de la Russie, mais pour nous, cela ne changeait pas grand-chose. On avait un peu faim, il faisait un peu froid, cela devenait plus difficile, mais c'est tout”.
En octobre 1941, Marcel décide de partir rejoindre des cousins à Lyon. Son père ne comprend pas ce qu’il va y faire et s’exaspère : “Tu ne crains rien ici”. Mais Marcel insiste, cela lui sauvera la vie.
Le 12 décembre 1941, à 6 heures du matin, quelques jours après un attentat contre des troupes allemandes, on sonne à la porte des Alter. Deux Allemands de la Feldgendarmerie sont venus arrêter Mathieu. La veille, il avait encore dit à sa femme :
“On parle d'une rafle qui aurait lieu ces prochains jours, tu devrais dire à tes frères de se cacher. Moi, je ne risque rien, le maréchal Pétain ne touchera pas aux Anciens combattants”.
Pourtant, Mathieu est arrêté, conduit au commissariat du 11ème arrondissement, à la préfecture de police, puis au camp d’internement de Compiègne. En février 1942, Liba apprend qu’un groupe va quitter le camp et décide de se rendre sur place. Elle refuse d’emmener Ginette, lui disant : “Je veux que tu gardes un bon souvenir de papa”. Mathieu Alter sera déporté de Compiègne pour Auschwitz par le convoi 1 du 27 mars 1942.
Ginette continue à fréquenter le lycée Victor Hugo, rue de Sévigné, en plein Marais. Elle fait partie du tiers des élèves qui arborent l’étoile jaune. Un jour, alors qu’elle sonne chez une amie pour aller au cinéma, la mère de cette dernière ouvre la porte et rétorque : “Non, je ne veux pas que ma fille sorte avec vous, vous comprendrez pourquoi”. Oui, elle comprend : l’insigne juif sur sa poitrine.
En juin 1942, Liba, restée seule avec sa fille, décide qu’elles doivent passer en zone libre. Ginette part la première, elle prend le train à la gare de Lyon, direction Châteauroux. Là, un homme l’attend avec une carriole à cheval et la conduit, avec un groupe, dans une ferme. La nuit, il revient les chercher pour leur faire traverser la ligne de démarcation. Puis, Ginette prend le bus et le train pour Lyon, où elle retrouve son frère et ses cousins au 8 rue de la Vieille Monnaie. Sa mère les rejoint. Elles resteront en zone libre jusqu’en 1944, séjournant en partie à Villars-de Lens. C’est de là que Marcel rejoint le maquis du Vercors. Selon les souvenirs de Ginette, il échappera à l’attaque SS sur le Vercors, caché dans une grotte, perdant presque la vie en proie à une péritonite.
Quand Liba et Ginette rentrent à Paris, leur appartement de l’avenue Parmentier, vidé de son contenu par les Allemands, est occupé. Elles s’installent chez un oncle, rue de Chabrol où cohabitent une douzaine de personnes.
Puis, la guerre prend fin. Quand les premiers déportés sont rapatriés, comme des milliers d’autres sans nouvelle de leurs proches, Liba et Ginette se rendent au Lutétia. Mathieu a été arrêté comme otage, en guise de représailles, elles espèrent encore qu'il soit toujours en vie. Elles rencontrent Jacques Levin, un ami de la famille, arrêté et déporté en même temps que Mathieu. En tant que médecin, il a été affecté à l'hôpital d'Auschwitz et a réussi à survivre. Il leur apprend que Matthieu a trouvé la mort en quelques jours, pour avoir contracté le typhus dès son arrivée dans le camp d'extermination.
Liba et Ginette découvrent alors l’horreur des camps, les fours crématoires, la volonté d'extermination :
"Nous savions qu'on déportait des enfants de 2 mois. Ma grand-mère de 80 ans avait été arrêtée à Mâcon en 1943, officiellement, elle est morte à Drancy. Tant qu'ils arrêtaient des hommes, on croyait à cette histoire de camps de travail. On se disait que les conditions devaient être inhumaines, qu'il devait en mourir pas mal, mais personne n'avait jamais imaginé les chambres à gaz et les fours crématoires. Nous avons découvert cela avec le retour des déportés. C'était inimaginable.”
Quelques années plus tard, la famille recevra un courrier annonçant l'acte de décès de Matthieu Alter, avec la mention “Mort pour la France”.
Après la guerre, Ginette Alter Billard devient distributrice de films et critique de cinéma. Avec son mari, Pierre Billard, elle a eu deux fils. En 2003, elle avait rempli auprès de Yad Vashem une Feuille de témoignage au nom de son père, Mathieu Alter. Ginette est décédée à Paris en 2006, à l’âge de 81 ans. C’est à partir de son témoignage, enregistré par son fils, que nous avons pu reconstituer l’histoire de sa famille.