“Comment voulez-vous que l’on vous aide, l’homme qui figure sur la photo n’a rien de commun avec ce à quoi ressemblait les détenus d’Auschwitz”.
Léon (Leibish) Dluto et Esther (Guessa) née Zelty se marient en Pologne avant de s’installer en France en 1907. Leurs trois enfants naissent sur le sol français. Charles (Shaoul) voit le jour à Paris le 6 avril 1918, il est le troisième de la fratrie après une sœur et un frère aînés. La famille réside au 55 de la rue Saint-Antoine, dans le 4è arrondissement de Paris.
Léon travaille comme brocanteur : il achète et revend des meubles sur les marchés, bien souvent aux puces de Saint-Ouen. Il se déplace d’abord avec une voiture à cheval, puis acquiert un camion, que son fils Charles conduira. Esther est mère au foyer. Les revenus sont modestes : ils vivent à cinq dans un petit appartement en location de 32 m2 avec chambre, salle-à-manger, coin cuisine et toilettes sur le palier. Mais la famille ne manque de rien. Le foyer est uni et soudé. Fidèles à leurs racines culturelles juives polonaises, Léon et Esther font fi du manque de place et aiment recevoir :
“Quand des amis ou des proches venaient, on dormait sous la table ou par terre”.
Dans cette joyeuse effervescence, la langue d'expression reste le yiddish. Pour Esther, le français ne se lit pas et ne se parle qu’avec un fort accent. Alors on célèbre avec fierté l’obtention du certificat d’études de Charles, passé par les rouages de l’intégration à travers les écoles de la République. Si la famille Zelty trouve sa source dans une communauté orthodoxe polonaise, les Dluto ont renoncé au mode de vie religieux et se revendiquent sans pratique. Ils sont naturalisés français grâce à la loi de 1927.
En 1937, Charles fait son service militaire, puis se marie en 1938 avec Marguerite Flayszaker. Il a 20 ans, elle en a 17. Marguerite, d’origine polonaise, née en France en 1921, devient mère l’année suivante avec la naissance de Michel, le 6 juin 1939. Le jeune couple habite au 52 rue d’Angoulême, dans le 11è arrondissement de Paris. Charles travaille avec son père et Marguerite tient le foyer. Ils sont aidés financièrement par la famille maternelle, le père de Marguerite gagnant confortablement sa vie dans le commerce de vêtements usagés.
“L’ouverture de Drancy”
En septembre 1939, quand la guerre éclate, le jeune couple continue sa routine quotidienne. Ils ont pris pour habitude de passer les fins de semaine à Villeparisis, en région parisienne, où la famille Dluto détient une propriété.
C'est là qu’ils se trouvent en ce mois d'août 1941, pour des vacances estivales avec leurs parents respectifs et d’autres membres de la famille. Les deux belles-mères se chamaillent. Las de leurs disputes, Charles dit à Marguerite : “Viens, rentrons à Paris”.
Quelques jours plus tard, le 20 août 1941, Charles est à son domicile, seul avec son fils Michel, âgé d’à peine 2 ans. Il est interpellé par la police française qui traque les Juifs du 11è arrondissement, en représailles à un attentat commis contre deux soldats allemands au début du mois. Charles est arrêté sur le champ et envoyé directement à Drancy “dont il fait l’ouverture”. Il y restera 7 mois.
Quand elle le peut, Marguerite se rend sur place et cherche son mari à travers les grilles du camp de transit. Elle l'aperçoit de loin, à plusieurs reprises. Des avocats véreux lui promettent de le libérer en échange d’une somme d’argent conséquente : Charles ne sortira jamais de Drancy, mais Marguerite aura perdu toutes ses économies. Ils s’écrivent. Michel, leur fils, a pu conserver deux de leurs cartes :
26 mars 1942 : Ma chérie, par cette carte je te fais savoir mon départ d’ici pour un camp de travail dont j’ignore la destination. J’espère pouvoir t’aviser du lieu de mon arrivée, mais de toutes façons, je te recommande de ne pas t’inquiéter si je reste quelques temps sans t’écrire… Je garde un moral excellent et le travail ne saurait me faire peur après sept mois d’inaction… J’espère que Michel va toujours bien. Je ne manque de rien pour mon départ, aussi je te prie encore une fois ma chérie de ne pas t’en faire. »
Il rédigera une autre carte le lendemain, le 27 mars 1942, jour de son départ à Auschwitz, par le convoi numéro 1. Ce sera son dernier signe de vie.
En phase avec les lois françaises
Pour Michel et sa mère, commence une vie d’errance, de cache en cache, le plus souvent à Paris. Ils réussiront à survivre et à traverser la Shoah. A la fin de la guerre, ils ont encore l’espoir de retrouver Charles. Esther se rend au Lutétia, munie d’une photo de leur mariage : tous deux sont beaux, souriants et bien habillés. Elle tente de prendre contact avec les quelques rares rescapés du convoi 1 pour obtenir des renseignements sur son mari. Elle s’entend répondre :
“Comment voulez-vous que l’on vous aide, l’homme qui figure sur la photo n’a rien de commun avec ce à quoi ressemblait les détenus d’Auschwitz”.
Charles Dluto n’est jamais revenu. Il s'est éteint à Auschwitz le 19 juin 1942, mort du typhus.
Esther se remarie en 1946 avec Emile Eckmann, engagé dans l'armée d'Afrique et rescapé de la Shoah, père d'une fillette de 4 ans, dont la compagne est morte en déportation. Ensemble, ils auront deux filles. Michel a 7 ans quand sa mère refait sa vie. Il garde le souvenir d’une enfance heureuse, toutefois ternie par le poids d’avoir perdu son père et d’être une pupille de la Nation.
Il grandit en devant se confronter à un difficile sentiment d’injustice : pour être en phase avec les lois françaises, Charles Dluto a fait partie de ces Juifs qui, confiants, ont accepté de se faire recenser, et seront par la suite arrêtés. Wolf Georges, le frère aîné de Charles, a lui refusé de se déclarer au commissariat. Il échappera à la déportation, sera fait prisonnier de guerre en Allemagne, mais survivra, sans jamais être inquiété. Antiquaire expert dans les meubles anciens, Wolf Georges est décédé en 1999.
Michel est le père de deux enfants, un fils et une fille. Depuis plus de 20 ans, il dirige la communauté juive de La-Varenne-Saint-Maur, en région parisienne et s’inscrit dans l’effort de mémoire de la Shoah à travers un groupe associatif qu’il a créé, avec des amis juifs et non-juifs : “Le groupe saint-maurien contre l’oubli”. En 1999, il a rempli une Feuille de témoignage au nom de son père, Charles Dluto. C’est à partir de son récit que nous avons pu reconstituer l’histoire de sa famille.