“Je me souviens de ces agents, mais pas de mon père, ni de mon frère, je n’arrive pas à les visualiser. Alors que ces policiers, je les vois tout le temps, en rêve, aujourd'hui encore”
- Jean Granilic dont le frère Guédalia et le père Moshé ont été déportés à Auschwitz
Guédalia (Adolphe) Granilic voit le jour à Paris, le 24 novembre 1921. Il est le deuxième enfant de la fratrie après sa sœur Feiga (Fanny) Lieba (petit oiseau en russe) née le 30 janvier 1920 en Bessarabie. Entre les deux, les parents, Moïse (Moshé) et Sonia (Sosea) née Cerman ont fait le choix de s’installer en France pour quitter leur pays d’origine passé sous le contrôle d’une Russie qui réquisitionne de force les hommes pour l'Armée rouge.
L’exil à Paris est la solution idéale pour éviter à Moshé la mobilisation forcée. La famille y est d’abord hébergée chez une cousine qui tient un atelier de confection. Le soir, ils attendent le départ des ouvriers pour dresser un campement de fortune et dormir sous les plans de travail. Le matin, ils replient rapidement leurs affaires. Assez vite, Moshé trouve du travail et fabrique des meubles pour la maison Doubanski, dans le 11è arrondissement. Il cherche un appartement à proximité où il s’installe avec les siens, au 3 passage Thiéré. Naîtra un troisième enfant qui décède de maladie à 3 ans, puis Jean (Yaakov), en 1935. Le père est ébéniste, la mère couturière pour dames, à domicile. La famille coule des jours heureux, loin de mener grand train, mais unie et soudée, célébrant la laïcité à la française et reléguant la vie juive religieuse au passé. Les enfants sont inscrits dans des écoles de la République. Guédalia fréquente l’école communale des garçons au 38 de la rue Trousseau. Elève brillant, il obtient une moyenne de 18 au certificat d’études et devient instituteur.
Tous se sentent profondément français. Et de fait, ils le sont : une loi de 1927 permet aux étrangers vivant en France depuis plus de 5 ans d’acquérir la nationalité. Cette année-là, Moshé et Sonia se marient civilement à la mairie et sont, avec leurs enfants, naturalisés français.
Arrestation au métro Ledru-Rollin
En septembre 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. Les lois antijuives mises en place en France dès octobre 1940 empêchent Guédalia d’exercer son métier d’enseignant. Le jeune homme va travailler avec son père, chez les Doubanski. Feiga Lieba, mariée en 1940, habite au 14 passage des Taillandiers, à deux pas de chez ses parents. Son époux, Gutman Mihel, né en 1914 en Roumanie, est ébéniste également. Les trois hommes sont employés au même endroit et ont pris l’habitude de partir au travail ensemble, le matin.
Le 20 août 1941, ils sont arrêtés à l’entrée du métro Ledru-Rollin, près de Bastille. Moshé et son fils Guédalia sont affiliés au MOI (Main-d'œuvre immigrée), mouvement ouvrier proche du parti communiste. A la tombée de la nuit, ils distribuent des tracts dans les boîtes aux lettres pour la résistance. Dénoncés, ils se font cueillir ce matin-là par la police en civil. Tous trois sont arrêtés et conduits à Drancy.
Sonia, restée seule avec Jean, se rend quand elle le peut à ce camp situé en région parisienne, pour tenter d’apercevoir son fils et son mari. Parfois, elle emmène avec elle son petit dernier : “Regarde là-haut, on voit ton père !” Mais Jean, 6 ans, ne voit rien d’autre qu’une enfilade de fenêtres alignées, incapable de distinguer la silhouette qui lui fait signe au loin. Un sentiment d’impuissance et de culpabilité qui le poursuit toujours, 80 ans plus tard.
De Drancy, Guédalia écrit souvent à sa mère, presque toutes les semaines. Sur une carte datée du 29 janvier 1942, il se soucie avant tout des siens. Son courrier commence par ces quelques mots :
“Chère maman,
J'ai bien reçu ta lettre du 29 janvier et j’en ait (sic) été très content. D’abord vous êtes en bonne santé, c’est l’essentiel. Tâchez que ça reste pour toujours.”
Guédalia sera le premier des trois hommes de la famille à embarquer pour l’Est, à bord du convoi 1, parti de Drancy le 27 mars 1942. Destination Auschwitz, que personne ne connait encore. Dans une lettre datée du 30 mars adressée à son épouse, Moshé raconte le départ de son fils :
“Ma chérie, as-tu reçu la carte d’Adolphe dans laquelle il t’a fait savoir qu’il part. En effet, il est parti vendredi dernier. Adolphe était très courageux et il avait un très bon moral. Dès que tu auras reçu de ses nouvelles, tu me les transmettras aussitôt.”
Moshé et Gutman suivront Guédalia de quelques semaines. Ils seront déportés pour Auschwitz, par le convoi 2 du 5 juin 1942. Quand les colis qu’elle leur adresse à Drancy lui reviennent, Sonia comprend qu’ils sont tous partis.
“Deux agents vêtus d’une grande pélerine noire”
Sonia reste chez elle, à Paris. Elle travaille pour le compte de la Croix-Rouge, fabrique des vêtements pour les prisonniers de guerre, de lourdes capes qu’elle va livrer avec la charrette du charbonnier. Elle porte l'étoile jaune et s’emploie à rentrer avant le couvre-feu.
Jean est scolarisé à l’école élémentaire de la rue Keller. Un matin, sa classe va jouer dans un jardin public. Confronté à l'écriteau “Interdit aux chiens et aux Juifs”, il n'ose entrer. Interrogé par son maître, il lui montre son étoile de David cousue sur sa veste au niveau de la poitrine. L’enseignant s’éloigne, revient quelques instants plus tard, et à l’aide d’une paire de ciseaux, décout l’étoile. “Va jouer avec les autres”, dira-t-il à Jean simplement qui s'en souvient encore : ”Il m’a fait un grand bien en agissant comme cela”. Dans ces quartiers populaires de l’Est de Paris, nombre de Juifs s’étaient installés avant la guerre. Aux 4 et 10 de la rue Keller, à l’entrée des écoles élémentaires pour filles et garçons, des plaques ont été apposées en mémoire des enfants scolarisés déportés, comme c'est le cas dans toutes les écoles publiques de Paris.
Un matin de juillet 1942, tôt, on frappe à la porte. Jean se souvient de ces deux agents vêtus d’une grande pélerine noire accompagnés d’un officier et son manteau clair :
“Je les revois encore. Vous savez, je ne me le pardonne pas. Je me souviens de ces agents, mais pas de mon père, ni de mon frère, je n’arrive pas à les visualiser. Alors que ces policiers, je les vois tout le temps, en rêve, aujourd'hui encore, et je me réveille.”
Les policiers demandent à Sonia de préparer une valise avec de quoi manger et tout son argent : “Nous allons revenir vous chercher”. Elle décide de ne pas les attendre et de s’enfuir, sur le champ, par les petites courelles des ateliers du 11e arrondissement qu’elle connaît bien. Elle échappe ainsi, avec Jean, à la rafle du Vel d’Hiv. Toute la nuit du 16 au 17 juillet 1942, Sonia et son fils se cachent dans les cours des immeubles. Avant de rallier Vigneux, en région parisienne, où Sonia connaît une cliente à qui elle fabrique régulièrement des tabliers et qui accepte de les héberger. Jean restera deux ans chez elle. Quand, au bout de quelques jours, Sonia rentre à Paris pour travailler, son appartement a été vidé par la concierge : plus de machine à coudre, ni de tissu. Elle se rend chez sa sœur, qui habite à proximité ; elle a été raflée avec son mari et sa fille de 16 ans. Sonia arrache les scellés sur la porte et s’y installe jusqu’à la Libération, avec sa fille Feiga et son bébé, Marcel, qui ne connaîtra jamais son père.
"Maintenant, nous ne sommes plus juifs”
A la fin de la guerre, Sonia se rend régulièrement à l’hôtel Lutetia. La plupart du temps, elle emmène Jean avec elle. Elle s’y promène avec une photo de son mari et de son fils, dans l'espoir d’obtenir des informations. Elle attend, interroge, mais n'obtient aucune nouvelle. Quand elle reçoit leurs cartes de déportation des Anciens combattants, elle comprend. Guédalia, Moshé et Gutman sont tous les trois morts à Auschwitz - ils ne reviendront plus.
Elle se saisit alors des livres et châles de prières (Talith) qu’elle avait cachés pendant la guerre et va tout déposer, avec Jean, au deuxième étage d’une synagogue du 11e arrondissement. “Maintenant, nous ne sommes plus juifs”, dira-t-elle doctement à son jeune garçon de 10 ans. “Aujourd’hui encore, à chaque fois que je rentre dans une synagogue, je repense à cette phrase de ma mère”, déclare-t-il avec émotion.
Pour Sonia, le chapitre est clos. Elle ne parlera plus, ou presque, de la Shoah et portera en silence le deuil de son mari, de son fils aîné et de son gendre.
Jean grandit et apprend à gérer seul l’absence des disparus. Il rentre tôt sur le marché du travail, dans la confection de vêtements en cuir, pour aider sa mère à subvenir aux besoins du foyer.
En 1956, il se marie avec Josiane, Juive algérienne, qui lui redonne goût en la vie et foi en la Torah. Ils ont eu 3 enfants, 8 petits-enfants (dont 7 vivent en Israël) et, à ce jour, 5 arrière-petits-enfants. En 1999, Jean a rempli des Feuilles de témoignage de Yad Vashem à la mémoire de son père Moshé (Moïse) et de son frère Guédalia (Adolphe). Aujourd’hui âgé de 87 ans, Jean vit à Chelles avec son épouse. C’est son témoignage qui nous a permis de reconstituer l’histoire de sa famille.