Vers une vie normale

Eretz Israël


Écouis n'a constitué qu'un lieu de passage ; les garçons y restent entre quatre et huit semaines avant que la maison ne ferme ses portes, en août 1945.

Grâce aux efforts entrepris par Rachel Minc, qui s'est occupée de trouver des proches à l'étranger pour accueillir les jeunes orphelins dans le cadre du regroupement familial, certains obtiennent des visas d'émigration ou sont placés chez des parents, plus ou moins éloignés. Au total, ils seront 48 % à retrouver un membre de leur famille, relatera l'historienne de l'OSE Kathy Hazan, dans le livre qu'elle a co-écrit avec Eric Ghozlan, "A la vie, les Enfants de Buchenwald du shtetl à l'OSE".

Les autres sont sollicités par des représentants d'organisations juives américaines qui tentent de les persuader de mettre le cap sur les Etats-Unis. Les associations françaises ne sont pas en reste, qui cherchent elles aussi à convaincre ces jeunes Juifs de s'installer définitivement en France.

Mais pour beaucoup, le projet sioniste est le plus fort. Nombreux sont ceux qui aspirent à aller peupler la Terre promise.

Mordechai Philip, un des jeunes de Buchenwald, se souvient :

J'avais la chance de pouvoir partir aux Etats-Unis et la possibilité de rester en France. Mais mon combat, qui datait de l'époque où je vivais encore chez moi, c'était d'aller en Eretz Israël. Je ne pouvais pas renoncer… Je voulais partir en Eretz Israël, je ne pouvais pas entendre le mot Zhid une fois de plus. Je n'en pouvais plus.

Le 1er juillet, moins d'un mois après leur arrivée à Ecouis, un premier groupe de 173 enfants de Buchenwald prend le train pour Marseille. Ils ont pu obtenir un visa d'immigration délivré par les autorités britanniques grâce à leurs attaches familiales en Eretz Israël. Encadrés par plusieurs adultes, ils embarquent à bord du «Mataroa», direction la Palestine mandataire.

Parmi les passagers : "Loulek", 8 ans (qui deviendra le Grand Rabbin ashkénaze d'Israël, Israel Meir Lau) et son frère de 17 ans, Naftali Lau (Lavie). Ce dernier raconte :

« Quand j'ai enfin été suffisamment bien, j'ai décidé que nous devions aller en Palestine. Aucun de nous ne songeait à retourner en Pologne, Hongrie ou Lituanie… En France, il y eut des tentatives faites par la communauté locale pour tenter de nous absorber dans la communauté juive française, pour faire revivre la communauté… J'ai fait partie de ceux qui sont allés à Paris pour voir comment prendre contact avec les émissaires de l'Agence juive. Nous avons réussi... Nous avons porté à leur attention… le fait que nous avions près de cinq cents jeunes, dont la plupart voulaient aller en Palestine… Ils ne pouvaient en prendre que 152.… Nous sommes arrivés [à Haïfa] le 15 juillet 1945, et là a commencé pour moi une vie normale. »

Leur arrivée sera immortalisée par le journal israélien Haaretz, qui publiera une photo prise au port de Haïfa. Sur le cliché : Loulek, à côté d'un sac de voyage, pointe un fusil de chasse en jouet sur les passants. Quelques semaines plus tôt, il était encore dans l'horreur des camps.

Au total, la moitié des enfants de Buchenwald partira en Eretz Israël. Ce peuple juif, uni sur sa terre devient la nouvelle famille des jeunes orphelins. Beaucoup combattront dans les rangs de l'armée juive lors de la guerre d'Indépendance. Certains y perdront la vie.

Ambloy


Après le départ du groupe vers la Palestine, la vie continue à Ecouis.

La plupart des jeunes sont issus de familles religieuses d'Europe de l'Est. Ils choisissent comme porte-parole l'éducateur juif Léo Margulies, rescapé de Buchenwald où il a passé six ans en appliquant les commandements juifs religieux. Le seul adulte en qui les garçons ont confiance. En leur nom, Margulies s'adresse à la direction d'Ecouis et réclame de manger casher. Mais dans cette France d'après-guerre qui souffre de pénuries en tous genres, la demande est difficile à satisfaire.

L'OSE accepte alors d'ouvrir une maison d'enfants plus petite pour les jeunes qui aspirent à une vie juive pratiquante. Quelques jours plus tard, 81 enfants partent pour Ambloy où ils reçoivent nourriture casher et éducation religieuse. Ce sont pour la plupart des Roumains et Hongrois, dont Elie Wiesel, mais aussi les plus jeunes du groupe, comme le benjamin, David Perlmutter. Niny les accompagne ; ils sont rejoints par une jeune monitrice Judith Hemmendinger.

Le groupe passe trois mois d'été dans ce cadre privilégié que constitue Ambloy avec ce grand château et son étang. On y organise des feux de camps, des promenades, des conférences. Dans ce lieu paisible, les enfants pansent leurs plaies mus par un désir commun : sortir des ténèbres. C'est à Ambloy qu'Elie Wiesel écrira ses souvenirs en yiddish qui donneront lieu à La Nuit.

C'est là aussi qu'après des années d'errance, le groupe renoue avec les repas et les chants de Shabbat, les cours de Talmud et ses débats orageux. Et la célébration du premier kippour en toute liberté. Fallait-il réciter le kaddish sur les parents dont on est encore sans nouvelle et dont on attend un signe, un retour peut-être ? A Ambloy, les enfants apprennent à dire adieu à leurs morts.

A l'automne 1945, les plus jeunes partent pour la maison de Versailles et le groupe des religieux s'installe au Château de Vaucelles, à Taverny. Le reste des enfants est dispersé dans d'autres foyers ou placé dans des familles d'accueil ; certains retrouvent aussi enfin leurs parents.  

Bilan


Selon un rapport sur le travail de l'OSE du Strasbourgeois Jacques Cohn, pédagogue, qui s'est illustré pendant la guerre pour ses actions auprès de la jeunesse juive, le bilan est globalement positif. En dépit des difficultés, le cadre collectif s'est avéré indispensable pour les enfants de Buchenwald, une transition nécessaire entre l'univers concentrationnaire et la réappropriation des libertés individuelles. A contrario, le placement dans des familles (soit de parents proches ou éloignés, soit d'accueil) s'est révélé plus compliqué. Beaucoup de jeunes n'ont pas été maintenus dans ces cadres familiaux.

Les 426 enfants de Buchenwald passés par Ecouis iront s'installer sur les 5 continents. En Eretz Israël pour plus de la moitié, mais aussi aux Etats-Unis ou en Australie. Seuls une vingtaine feront le choix de demander la nationalité française.