A l'annonce du décès de Claude Lanzmann, Yad Vashem n'a pas tardé à exprimer son émotion. Connu pour ses films documentaires sur la Shoah, le réalisateur français a radicalement changé la commémoration de la Shoah à travers le monde et grandement contribué à son devoir de mémoire.
Né en 1925, à Paris, d'immigrants juifs d'Europe de l'Est, Lanzmann a vécu caché pendant la Seconde Guerre mondiale, avec sa famille, avant de rejoindre la résistance française, à l'âge de 17 ans.
Claude Lanzmann est surtout connu pour son travail de non-fiction intitulé Shoah, devenu l'un des films de référence sur la mémoire de la Shoah, depuis sa sortie en 1985.
Pour Liat Benhabib, la directrice du Centre de documentation visuelle de Yad Vashem, "il y a un avant et un après Shoah dans l'industrie du cinéma. Avec le documentaire de Claude Lanzmann, tous les films sur la Shoah ont changé. Son travail a servi à mettre en lumière les témoignages de survivants d'une manière sans précédent." Entretien.
Avant Claude Lanzmann, comment la Shoah était-elle traitée au cinéma ?
Le premier film-documentaire qui sort après la guerre, est celui d'Alain Resnais : Nuit et Brouillard, en 1955. Sur le fond, il ne s'agit pas d'un film sur la Shoah à proprement parler, mais sur le crime nazi, sur le processus d'extermination allemand - les ghettos, les déportations, les camps de la mort. Sur la façon dont les nazis s'emploient à déshumaniser l'homme. Le film ne s'intéresse pas aux Juifs comme étant les victimes de l'histoire. Sur la forme, il s'agit d'un documentaire classique pour l'époque, qui consiste en des images d'archives accompagnées de voix-off ou d'interviews d'experts et d'historiens. Mais aucun témoignage de rescapés de la Shoah.
Claude Lanzmann va prendre le contre-pied d'Alain Resnais ?
Oui, et c'est en cela que son film est révolutionnaire. Il entame son travail sur Shoah en 1975 et prend alors une décision artistique et morale très importante. Non seulement il parle de la Shoah, de la Solution finale et de la volonté d'extermination nazie, mais il le fait de façon très différente. Son film ne repose que sur le témoignage. Vous n'y trouverez pas un seul plan d'images d'archives.
Pourquoi Lanzmann ne voulait-il pas utiliser des images d'archives ?
Les images d'archives sont soit des images filmées par les nazis, et donc des images de propagande, soit des images tournées par les forces alliées - les Russes les Britanniques, les Américains - à la libération des camps, et constituent donc une documentation post-shoatique. Cela posait deux problèmes à Lanzmann. Car même s'il s'agit d'images au plus proche de ce qui s'était passé dans les camps, ce sont des images prises après les actions. Comme un policier qui arrive sur une scène de crime, après le crime. Il peut procéder à une reconstitution, mais n'aura jamais d'images du crime lui-même. Et, deuxième point, ce sont des images très dures à regarder, à la limite du supportable. Lanzmann ne voulait pas permettre au spectateur de baisser les yeux, ne serait-ce qu'une seconde, de l'écran.
Sur quoi s'appuie-t-il pour raconter la Shoah ?
Claude Lanzmann va alors prendre le parti-pris de ne faire appel qu'aux témoignages. Il va planifier et tourner plus de 200 interviews, 10 ans durant. Il ne filme pas uniquement des rescapés juifs, mais aussi des Justes, des nazis. C'est un tournant décisif sur la façon dont le cinéma s'intéresse à la Shoah. Lanzmann ouvre son film avec la parole de Simon Srebnik, une jeune Juif de 13,5 ans, Sonderkommando à Chelmo. Pendant plusieurs minutes, Srebnik explique qu'il est impossible de comprendre ce qui s'est passé : "personne ne peut saisir, même moi qui était sur place, je ne peux pas réaliser ce qui s'est réellement passé". Lanzmann passe alors un pacte avec les spectateurs. Comme s'il leur disait : "Vous ne pourrez pas comprendre, mais on va vous raconter cette histoire, encore et encore, en profondeur, pendant 9 heures, en partant de plusieurs points de vue, de plusieurs interlocuteurs, de plusieurs endroits, pour essayer de se rapprocher au plus près de ce qu'il est possible de comprendre. C'est une décision cinématographique très courageuse. Il a réalisé plus de 200 interviews de témoins, qui jusque-là n'étaient pas dans le cadre et qui soudain, occupent le premier plan.
Peut-on construire un film documentaire uniquement sur des témoignages ?
Le rapport de Claude Lanzmann au témoignage est très important. La valeur du témoignage soulève des questions historiques, mais aussi psychologiques. Comment la mémoire fonctionne-t-elle ? De quoi se souvient-on ? Les souvenirs sont-ils objectifs ? Comment reconstituer l'histoire à partir d'expériences personnelles ? Comment amener un individu à raconter des souvenirs vieux de plusieurs décennies sans lui faire revivre un traumatisme ? Toutes ces questions se retrouvent dans le film de Lanzmann. Le réalisateur s'y intéresse alors qu'il tourne. Comme par exemple, dans cette scène devenue culte avec Abraham Bomba, le coiffeur de Holon, qui devait raser les femmes à leur arrivée à Auschwitz. Il lutte avec lui-même pour témoigner, supplie Lanzmann de le laisser en paix. Le spectateur assiste à sa souffrance. Lanzmann filme tous leurs échanges. On le voit et l'entend parler, rassurer, réussir à convaincre l'interviewé de livrer sa parole. On assiste à tout le processus psychologique que traverse le témoin. Ce sont des données très importantes pour le devoir de mémoire.
A qui s'adresse ce film ?
A tout le monde, partout sur la planète. Il est sorti dans le monde entier, traduit en plus de 20 langues. En Israël, des projections sont organisées dans les lycées, en 3 parties de 3 heures chacune. Il est parfois projeté en 2 parties de 4.5 heures. C'est un des films de référence sur la Shoah. Par exemple, quand nous avons ouvert le Centre de documentation visuelle en novembre 2005, il faisait bien évidemment partie de la liste des 1 000 films sur la Shoah que nous proposions alors au public.
C'était important pour Lanzmann que son film soit en consultation à Yad Vashem ?
Je vais vous raconter une anecdote. Quand nous l'avons contacté pour solliciter son accord, il a souhaité consulter le catalogue. Nous lui avons envoyé une copie. Puis quand nous nous sommes parlé au téléphone, deux jours plus tard, il s'est d'abord opposé à ce que son film soit qualifié de "documentaire". Je lui ai demandé à quelle catégorie il voulait le rattacher, il m'a répondu : film unique en son genre. Il avait raison. Mais il a finalement concédé à le cataloguer comme documentaire.
En quoi est-il unique en son genre ?
Plus qu'un documentaire, Shoah est une sorte de lexique cinématographique des témoignages sur la Shoah. Ce n'est pas seulement un film sur la Shoah, mais presque une anthologie, une encyclopédie, qui rapporte des histoires sur la Shoah de points de vue tellement variés, ce qui permet d'englober un nombre impressionnant de sujets liés à la Shoah.
Trente ans après sa sortie, Shoah continue-t-il d'être un film de référence ?
Avant Lanzmann, il y avait les films d'archives. Avec Lanzmann, il y a eu les films de témoignages. Aujourd'hui, on combine les deux. Les jeunes réalisateurs reviennent aux images d'archives qui grâce à l'ère digitale sont de plus en plus disponibles, mais continuent d'utiliser ou de faire référence aux images de Shoah de Lanzmann, qui reste un exemple en la matière.
Le Centre de documentation visuelle de Yad Vashem, vidéothèque digitale de films sur la Shoah, est ouvert de 9h à 17h du dimanche au jeudi. Il contient plus de 11 000 films, disponible en consultation gratuite sur place, référencés dans le catalogue en ligne (en anglais).